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ÉTUDES

bohème est un brave homme aux prises avec la nécessité ; il lui faut, pour toucher le but, autant d’esprit que de courage. Habile et très-éloquent, il se ferait prêter de l’argent par Harpagon ; il aurait trouve des truffes sur le radeau de la Méduse. Au niveau de toutes les fortunes, il dîne comme un gueux, il soupe à la Maison d’or. Tantôt il s’étale au plus bel endroit du salon où Celimène fait resplendir dans un cercle de marquis les grâces de son esprit, le feu de ses diamants : tantôt il remplit l’estaminet voisin du choc de son verre et de ses paradoxes. Mon bohème est Lion à toute chose, a la musique, à la peinture, à la philosophie, au théâtre, au journal, à la tribune politique. Il danse, il chante, il disserte, et parfois même il écoute ; il fait souvent des méchancetés, rarement une action méchante. Il a conservé de ses premières années un sentiment confus de ses devoirs ; du profond oubli de ses premières études, il a sauvé je ne sais quel bon goût qui lui fait préférer l’Iliade à la Jérusalem délivrée et l’Énéide à la Pharsale. En un mot, le goût le sauve et le maintient dans un certain honneur, qui, malgré sa misère et ses haillons, sa pipe et ses dettes, ses amours malsaines et ses hyperboles en conduite, le font tolérer, que dis-je ? et rechercher des plus honnêtes gens. »

Telles étaient les opinions d’Henry Murger sur les habitants de ces terres ingrates qu’il croyait avoir découvertes et qu’il avait tout simplement retrouvées.
 

Les Scènes de la bohème représentent un livre étrange, où chaque chapitre est une œuvre à part, et cependant