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SCÈNES DE LA VIE DE BOHÈME.

menait mélancoliquement en mâchant des rimes entre ses dents.

— Hé ! Hé ! dit Rodolphe, quel est ce sonnet qui fait le pied de grue ? Tiens, Colline !

— Tiens, Rodolphe ! Où vas-tu ?

— Chez toi.

— Tu ne m’y trouveras pas.

— Qu’est-ce que tu fais là ?

— J’attends.

— Et qu’est-ce que tu attends ?

— Ah ! dit Colline avec une emphase railleuse, que peut-on attendre quand on a vingt ans, qu’il y a des étoiles au ciel et des chansons dans l’air ?

— Parle en prose.

— J’attends une femme.

— Bonsoir, fit Rodolphe qui continua son chemin tout en monologuant. Ouais ! disait-il, est-ce donc aujourd’hui la Saint-Cupidon, et ne pourrais-je faire un pas sans me heurter à des amoureux ? Cela est immoral et scandaleux. Que fait donc la police ?

Comme le Luxembourg était encore ouvert, Rodolphe y entra pour abréger son chemin. Au milieu des allées désertes, il voyait souvent fuir devant lui, comme effrayés par le bruit de ses pas, des couples mystérieusement enlacés et cherchant, comme dit un poëte : la double volupté du silence et de l’ombre.

— Voilà, dit Rodolphe, une soirée qui a été copiée dans un roman. Et cependant, pénétré malgré lui d’un charme langoureux, il s’assit sur un banc et regarda sentimentalement la lune.

Au bout de quelque temps, il était entièrement sous le joug d’une fièvre hallucinée. Il lui sembla que les dieux et les héros de marbre qui peuplent le jardin quittaient leurs piédestaux pour s’en aller faire la cour aux déesses et héroïnes leurs voisines ; et il entendit distinctement le gros Hercule faire un madrigal à la Velléda, dont la tunique lui parut singulièrement raccourcie.

Du banc où il était assis, il aperçut le cygne du bassin qui se dirigeait vers une nymphe d’alentour.

— Bon ! pensa Rodolphe, qui acceptait toute cette mytho-