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LECTURES DU SOIR.

à Brest, et les rivières du Finistère regorgeront bientôt de cadavres comme la Loire.

— Oui ! répondit le comte ; ma femme ! ma fille ! il faut les sauver avant toute chose ! pauvres et douces créatures !… Mais si nous émigrons, tu nous suivras, Kernan.

— Je vous rejoindrai, notre maître.

— Tu ne partiras pas avec nous ?

— Non ! il y a quelqu’un à qui je veux dire deux mots avant de quitter la Bretagne.

— Ce Karval ?

— Lui-même !

— Hé ! laisse-le, Kernan ! il n’échappera pas à la justice divine.

— Notre maître, j’ai idée qu’il commencera par la justice humaine !

Le comte connaissait l’entêtement de son serviteur, et combien il eût été difficile de déraciner ses idées de vengeance. Il se tut donc, et, père et mari, toute sa pensée se reporta sur sa femme et sur son enfant.

Ainsi son regard dévorait la côte. Il comptait les heures, les minutes, sans songer aux périls qu’une tempête lui eût fait courir. Toute l’horreur de cette guerre civile, dans laquelle les cruautés furent épouvantables de part et d’autre, lui revenait à la mémoire. Jamais sa femme et sa fille ne lui avaient paru courir autant de dangers ! Il se les représentait attaquées, emprisonnées, ou peut-être en fuite, attendant dans quelques rochers du rivage un secours inespéré, et parfois il se prenait à écouter si quelque appel ne parvenait pas à son oreille.

— N’entends-tu rien ? disait-il à Kernan.

— Non ! répondit le Breton, c’est un cri de goéland emporté dans la tempête.

La traversée. Dessin de V. Foulquier.

À dix heures du soir, Kernan reconnut le goulet de la rade de Lorient et le fort du Port-Louis, dont le feu étincelait dans l’obscurité ; il donna dans la passe entre la côte et l’île de Croix, et s’élança en pleine mer.

Le vent était toujours favorable, mais il fraîchissait avec violence ; Kernan, quoiqu’il voulût aller vite, et malgré les impatiences du comte, dut prendre tous les ris de sa misaine et de son taille-vent. Le comte se mit lui-même à la manœuvre, et la barque, sans que sa rapidité parût avoir diminué, souleva de son avant les vagues écumeuses.

Il y avait quinze heures que durait cette dangereuse navigation.

La nuit fut épouvantable ; la tempête se déchaîna ; la vue des rocs de granit sur lesquels déferlait le ressac était faite pour épouvanter les plus intrépides ; la chaloupe prit le large pour éviter les récifs qui rendent si périlleux les accores de la côte bretonne.

Les deux fugitifs ne purent trouver un seul instant de sommeil ; un faux coup de la barre, un instant d’oubli, et leur barque chavirait ; ils luttaient héroïquement et puisaient de nouvelles forces dans le souvenir des êtres chéris qu’ils allaient protéger.

Vers les quatre heures du matin, l’ouragan perdit un peu de sa violence, et par une éclaircie, Kernan releva dans l’est la position de Trévignon.

Il pouvait à peine parler, mais du doigt il montra au