Aller au contenu

Page:Musée des Familles, vol.32.djvu/51

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
43
musée des familles.

— Monsieur le comte, répondit le chevalier, ma sœur avait été jetée dans les prisons de Quimper ; désespéré, je courus à Paris, et après de longues sollicitations j’obtins sa grâce de Couthon, auquel ma famille avait autrefois rendu service. Je revins à Quimper avec l’ordre signé, et malgré mes efforts, je suis arrivé trop tard !…

— Trop tard ?…

— La tête de ma pauvre sœur, reprit le chevalier en sanglotant, venait de rouler sur l’échafaud en ma présence !…

— Oh ! oh ! fit le comte en saisissant les mains du jeune homme.

— Comment ne suis-je pas tombé mort ?… comment n’ai-je pas crié ?… comment n’ai-je pas redemandé celle dont j’avais la vie entre les mains ?… Je ne puis vous le dire, mais le Ciel m’envoya une inspiration dont je le remercie. Toutes ces malheureuses victimes étaient là pêle-mêle ; les exécuteurs ne les reconnaissaient même pas ! Au moment où Mlle de Chanteleine montait évanouie au bras du bourreau, je m’avançai, je fis un effort surhumain, et je dis : Grâce ! grâce ! c’est ma sœur !… et il fallut bien me la rendre, et je la transportai chez cette bonne dame. Voilà pourquoi vous m’avez vu priant ce soir sur la tombe de celle qui n’est plus !

Le comte s’était levé.

— Mon fils ! dit-il au chevalier en s’agenouillant devant lui.

Kernan, étendu à terre, couvrait de ses larmes les pieds du jeune homme.


VIII. — la fuite.

On peut se figurer quelle nuit le comte passa près de sa fille sauvée de la mort. S’il ressentit plus vivement alors la perte de la comtesse, s’il entretint Marie de sa pauvre mère, une sainte et une martyre, toutes ces douleurs furent pourtant mêlées d’une joie immense ; quelles prières de miséricorde il éleva vers le ciel pour sa femme morte, de reconnaissance pour sa fille vivante et pour son sauveur !

Kernan avait dit au jeune homme :

— Monsieur le chevalier, vous avez en moi un chien dévoué, et tout mon sang ne payera pas ce que vous avez fait là !

Pauvre jeune homme ! on sentait que toute cette joie devait être désolante pour lui, car elle était payée de la mort de sa sœur.

Le matin venu, Kernan songea au plus pressé ; on ne pouvait demeurer dans cette maison sans mettre en danger la vie de la vieille dame ; on résolut donc de partir et, provisoirement, Kernan dut renoncer à sa vengeance contre Karval. Actuellement, le salut de sa nièce Marie passait avant tout.

On discuta le parti à prendre.

— Monsieur le comte, dit le chevalier de Trégolan, j’avais tout disposé pour mettre ma pauvre sœur en lieu de sûreté dans une cabane de pêcheur, au village de Douarnenez ; voulez-vous y venir attendre des jours meilleurs ou une occasion de quitter la France ?

Le comte regarda Kernan.

— Allons à Douarnenez, répondit celui-ci ; l’avis est bon, et si on ne peut s’embarquer, nous tâcherons de nous cacher si bien qu’on ne soupçonne pas notre présence.

— Je conseille de partir ce matin même, dit le chevalier ; il ne faut pas perdre un instant, et il est nécessaire de pourvoir au plus tôt à la sûreté de Mlle de Chanteleine.

— Mais à Douarnenez, demanda le comte, trouverons-nous à vivre sans exciter les soupçons ?

— Oui ; j’ai là un vieux serviteur de ma famille qui y exerce l’état de pêcheur, le bonhomme Locmaillé ; il nous recevra de grand cœur et nous pourrons demeurer dans sa maison jusqu’à ce qu’une occasion se présente de quitter la France.

— Va comme il est dit, répondit Kernan, et mettons-nous en route au plus tôt. Nous ne sommes qu’à cinq lieues de Douarnenez et nous pouvons y arriver ce soir.

Le comte approuva ce parti ; il avait hâte de donner à sa fille un peu de cette tranquillité dont la pauvre enfant avait grand besoin ; mais, à la voir si faible, il craignait qu’elle ne pût supporter les fatigues de la route ; les scènes de l’échafaud revenaient parfois à l’esprit de Marie avec une telle vivacité, qu’elle paraissait sur le point de s’évanouir. Elle tressaillait au moindre bruit ; elle savait ses bourreaux encore si près d’elle ! Cependant, les caresses de son père, celles de Kernan lui rendirent un peu de force, et elle se déclara prête à tout braver pour quitter cette ville dans laquelle elle laissait d’épouvantables souvenirs.

Il fallut alors procéder à sa toilette.

On fit venir la vieille dame, à laquelle le comte adressa de vives paroles de reconnaissance. Cette digne femme put fournir des vêtements de paysanne. La jeune fille, restée seule dans sa chambre avec sa bienfaisante hôtesse, revêtit ce costume, sous lequel on ne devait pas soupçonner Marie de Chanteleine, des bas de laine rouge usés par un fréquent lavage, une jupe de laine rayée, avec un tablier de grosse toile qui l’entourait tout entière.

Marie de Chanteleine était une jeune fille de dix-sept ans ; elle ressemblait beaucoup au comte, avec ses doux yeux bleus, alors rougis par les larmes, et sa bouche charmante qui essayait de sourire ; elle avait cruellement souffert pendant sa détention, mais un observateur attentif eût reconnu toute sa réelle beauté. Le reste de ses cheveux blonds, coupés par la main du bourreau, se dissimula facilement sous la coiffe bretonne qui lui enveloppait la tête suivant la mode du pays ; le haut de son tablier se rabattit sur son corsage, retenu par des pattes fixées au moyen de grosses épingles ; ses mains blanches furent frottées de terre afin de prendre une couleur moins suspecte, et, ainsi vêtue, elle eût été méconnaissable à tous, même à Karval, son plus terrible ennemi.

Au bout d’une demi-heure sa toilette était terminée, et elle fut prête à partir. Sept heures du matin sonnaient à l’horloge de la municipalité, il faisait à peine jour, et les fugitifs, après de sympathiques adieux à la vieille dame, quittèrent la ville sans avoir été remarqués.

Il s’agissait de gagner d’abord la grande route d’Audierne qui conduit à Douarnenez. Kernan connaissait parfaitement le pays ; il fit prendre à la petite troupe des chemins détournés, plus longs mais plus sûrs ; on ne pouvait marcher vite ; Marie se traînait à peine et s’appuyait tantôt sur le bras de son père et tantôt sur celui de Kernan. Mais on voyait au prix de quels efforts elle parvenait à se soutenir ; ce grand air pur, dont elle avait été privée pendant sa douloureuse incarcération et qu’elle aspirait à pleins poumons, lui causait une sorte de vertige et l’enivrait comme un vin généreux.

Au bout de deux heures de marche, elle fut contrainte