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Page:Musée des Familles, vol.32.djvu/52

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lectures du soir.

de s’arrêter et demanda quelques instants de repos. Les fugitifs firent halte.

— Nous n’arriverons pas aujourd’hui, dit Kernan.

— Non, répondit le jeune homme, nous serons obligés de demander asile dans quelque maison.

— Toute maison me paraît suspecte, répondit le Breton, et s’il le fallait absolument, j’aimerais mieux prendre quelques heures de repos sous un hallier de la route.

— Continuons, mes amis, répondit Marie après un quart d’heure d’arrêt, je puis encore faire quelques pas ; lorsque cela me sera tout à fait impossible, je vous le dirai.

Et l’on reprit la marche interrompue. La neige avait cessé, mais il faisait froid ; Kernan se débarrassa de sa peau de bique et en couvrit les épaules de la jeune fille.

Vers onze heures du matin, les voyageurs avaient à peine fait deux lieues ; le village de Plonéis n’était pas encore dépassé ; la campagne semblait déserte ; on ne voyait pas même une cabane de chaume ; le sol disparaissait tout entier sous d’immenses nappes blanches. Marie ne pouvait plus faire un pas. Kernan fut obligé de la prendre et de la porter ; mais la pauvre enfant, que la marche ne réchauffait plus, demeurait glacée entre les bras du Breton ; le comte, le chevalier se dépouillèrent de leurs vestes et entourèrent ses pieds du mieux qu’ils purent.

Enfin, tant bien que mal, le soir, après avoir suivi la grande route, on parvint au village de Kermingny ; il restait encore plus d’une lieue et demie à faire pour arriver à Douarnenez ; mais alors le froid devint tel qu’on fut obligé de s’arrêter ; Marie perdait connaissance.

— Elle ne peut aller plus loin ! fit Kernan. Il lui faut quelques heures de repos.

Le comte s’était assis sur le revers de la route et soutenait son enfant dans ses bras ; il essayait vainement de la réchauffer sous ses baisers.

— Que faire ! que faire ! dit alors Kernan. Je ne veux pourtant pas demander l’hospitalité chez des gens qui nous trahiraient.

— Quoi ! s’écria le comte d’un ton désespéré, n’y a-t-il donc pas dans le pays une âme assez charitable pour nous recevoir ?

— Hélas ! non, répondit le chevalier. S’adresser aux paysans, ce serait courir à une mort certaine ! Les soldats Bleus se conduisent d’une manière horrible avec ceux qui donnent asile aux proscrits ; ils leur coupent les oreilles ou les envoient à l’échafaud sur le moindre soupçon.

— Monsieur de Trégolan a raison, répliqua Kernan, ce serait risquer non pas notre vie, qui est peu importante, mais celle de cette enfant !

— Kernan, dit le comte, je ne sais qu’une chose, c’est que ma fille ne peut passer la nuit en plein air ! elle mourrait de froid !

— Eh bien ! répondit le chevalier, je vais aller jusqu’aux maisons du village, et je verrai si la terreur n’a pas tué tout sentiment d’hospitalité chez les paysans bretons.

— Allez, monsieur de Trégolan ! allez, dit le comte en joignant les mains, et sauvez encore une fois la vie à ma fille !

Le chevalier s’élança vers le village ; la nuit était venue ; au bout d’un quart d’heure de course, le jeune homme arriva aux premières maisons ; elles étaient toutes fermées et silencieuses ; les portes et les fenêtres semblaient bouchées avec tant de soin, que la plus mince lumière ne pouvait filtrer au-dehors.

— On se cache ici comme partout, se dit le jeune homme.

Il frappa à plusieurs portes ; il appela ; il ne reçut aucune réponse ; cependant il reconnut à quelques fumées qui s’échappaient dans l’ombre que ces maisons devaient être habitées ; il heurta de nouveau aux portes et aux fenêtres ; il cria. C’était un parti pris de ne pas répondre.

Le chevalier ne perdit pas courage. La pensée de la jeune fille mourante était toujours devant ses yeux ; il alla donc à toutes les maisons, il frappa de porte en porte. Partout même silence ! Il comprit que pas un des habitants de ce village, habitués sans doute à craindre la visite des Bleus, ne lui ouvrirait sa porte. La terreur rendait durs et cruels ceux qu’elle frappait.

Après sa vaine tentative, Henry de Trégolan n’avait plus qu’à rejoindre ses compagnons ; il revint donc d’un air désespéré. Il retrouva bientôt le comte et Marie dans la position où il les avait laissés : le père, assis sur le revers d’un fossé, essayait toujours de réchauffer sa fille entre ses bras. Mais, en dépit de ses soins, il la sentait se glacer peu à peu. Au moment même où le jeune homme arrivait, le comte, effrayé de l’immobilité de Marie, la regarda et la trouva sans connaissance.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-il.

— Eh bien ! répondit celui-ci, ce village est un cimetière !

— Alors, dit Kernan, jetons-nous de l’autre côté de la route, dans la forêt de Nevet ; nous passerons la nuit derrière quelque tronc de chêne, et nous ferons du feu avec du bois mort.

— Nous n’avons pas d’autres ressources, répondit le jeune homme, en route !

Kernan communiqua son projet au comte, reprit la jeune fille entre ses bras et, suivi de ses deux compagnons, il traversa la route d’Audierne ; quelques minutes plus tard, il entrait dans le taillis ; les branches sèches craquaient sous ses pieds. Henry le précédait pour lui frayer le chemin.

Il fallait s’enfoncer au plus profond du bois afin d’échapper à tous regards. Après un grand quart d’heure de marche, Henry découvrit un gros chêne creux qui pouvait offrir un abri à la jeune fille ; là, elle fut couchée soigneusement, puis Kernan, faisant jaillir des étincelles de son briquet, eut bientôt allumé un feu clair et pétillant.

À cette bienfaisante chaleur, Marie ne tarda pas à reprendre connaissance ; son retour au sentiment fut marqué par un profond effroi ; mais quand elle se vit entourée de tous ceux qu’elle aimait, elle sourit faiblement et ne tarda pas à s’endormir.

Pendant toute cette nuit, le comte, Kernan et le jeune homme veillèrent auprès d’elle ; elle était bien couverte, bien abritée, et son repos fut paisible.

Kernan entretenait son feu de branches mortes ; ses compagnons, accroupis ou étendus, se réchauffaient de leur mieux ; quant à dormir, il n’en était pas question ; ni le comte, ni le chevalier ne pouvaient trouver le sommeil dans ces circonstances ; ils causèrent une partie de la nuit.

Le chevalier raconta au comte de Chanteleine l’histoire de sa famille, histoire douloureuse aussi. Les Trégolan, originaires de Saint-Pol-de-Léon, avaient presque tous péri dans les sanglantes batailles dont la ville fut le théâtre en mars 1793 ; M. de Trégolan le père tomba mitraillé par les canons du général Canclaux, quand celui-ci vou-