Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/227

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

de moins que Jean-Baptiste ; mais ces deux années étaient rachetées par bien des considérations : la belle maison du notaire, sur la grande place de Laforgue ; les lunettes d’or du même monsieur Renoux, et la robe de soie de sa femme, et tout ce qu’il y avait dans cette maison de luxe prestigieux pour le fils du garde champêtre ; et les terres qui en dépendaient, et la collerette plissée de Maximilien, et son teint blanc, ses cheveux bouclés, et son regard fier, et ses manières distinguées, et son babil amusant et spirituel ! Et même sa malignité, cette malignité qui faisait que Jean-Baptiste le quittait parfois en pleurant, mais revenait toujours le lendemain pour triompher, à force de soumission, de la rancune du coupable. Sans doute il y avait dans cet attachement quelque alliage. Il y avait le sentiment du garde champêtre, disant à monsieur Renoux : — Monsieur, mon fils est trop honoré d’être le camarade de monsieur Maximilien. Il y avait le bonheur de s’asseoir quelque-fois le dimanche à la table fort bien servie des Renoux. Mais aussi quelque chose de l’attachement du chien pour le maître qui le rudoie et qu’il refuse pourtant d’abandonner en faveur d’un maître plus doux. Maximilien, qui abusait en tout temps de cette amitié, souvent la raillait, devant Jean-Baptiste lui-même, jusqu’aux limites de l’outrage. Il ne pouvait, lorsqu’il était seul, se passer de Jean-Baptiste ; mais il le plantait là cyniquement, quand des amis de meilleur monde lui venaient du voisinage. Tout cela faisait souffrir le pauvre garçon, mais sans le rebuter jamais entièrement. Quand Maximilien partit pour le collége, Jean-Baptiste en fut malade, et, malgré la morgue et les airs du collégien de plus en plus accentués à chaque retour des vacances, le fils du garde champêtre le voyait toujours arriver avec bonheur et ne cessait point de l’idolâtrer. Vers ce temps, c’est-à-dire quand Jean-Baptiste eut douze ans, le garde champêtre commença vaguement à penser qu’il pourrait bien avoir produit un grand homme, et qu’il fallait pousser un garçon si bien doué. Le sabre et la plaque dont il comptait un jour se défaire en faveur de son héritier ne lui semblèrent plus assez brillants, et, après avoir confié ses idées à sa femme, — pour le seul plaisir d’en parler tout haut, il alla en entretenir le maître d’école. Celui-ci ne demandait pas mieux que de garder son élève ; il affirma que Jean-Baptiste pourrait arriver à tout, et que pour cela il fallait seulement qu’il apprit le latin, le grec et la rhétorique.

Lorsque Jean-Baptiste fut informé de cette décision, il éprouva un tremblement religieux. Ses rêves jusqu’alors étaient restés doux et paisibles ; l’imagination le tourmentait peu. L’idée de devenir, maréchal de France lui avait bien passé par la tête comme à tout le monde, mais si tempérée par la chance beaucoup plus certaine de se faire casser la tête, qu’elle ne l’avait point enivré. Mais étudier le latin !!! c’était pénétrer dans le sanctuaire des choses supérieures, dans les rangs privilégiés.

Depuis ce jour, il cessa presque de jouer et devint le compagnon inséparable de son maître, dont il écoutait les dissertations un peu longues avec la même dévotion qu’autrefois les aphorismes paternels. À l’étude, les deux coudes appuyés sur la table, les deux mains dans ses cheveux, rouge à force d’attention, les yeux attachés sur sa grammaire, étudiant ses déclinaisons, son bonheur n’avait d’égal… que son supplice. Pauvre chère humanité : si profondément sincère dans les mystifications qu’elle s’impose, éternellement naïve ; toujours prête à se brûler, à se massacrer, à s’abêtir même pour l’idéal ; chez qui la candeur est de même ordre que la bêtise, et dont l’enthousiasme confine à la duperie ! Dans cet ensemble fluctuant d’extrêmes qui se touchent et de vérités qui se heurtent, la vérité vraie, la seule, n’est-elle pas la bonne foi des bonnes intentions ?

Il faut rendre cette justice à Jean-Baptiste, qu’il faisait en tout ceci héroïquement violence à sa nature. Ce bon gros garçon était né surtout pour l’action matérielle. L’étude assidue ne lui offrait en elle-même aucun attrait ; physiquement, elle le fatiguait par défaut d’exercice ; intellectuellement, elle l’obligeait à de grands efforts peu fructueux. Mais l’ambition, aiguillon impitoyable, faisait taire l’instinct. Sa grande mémoire l’aida puissamment d’ailleurs à vaincre les difficultés et lui donna confiance en lui-même. S’il ne comprenait pas toujours, du moins il savait par cœur. C’est tout ce qu’il fallait au maître d’école et à l’Université.

Cependant l’empire baissait comme, au bout d’un temps, baissent tous les empires. Il en était précisément à cette période où, après l’enthousiasme, l’autre face de la chose, — la duperie, — se laisse voir. Dans toutes les opérations de l’esprit, les Grecs et les Romains dominaient encore ; Tyrtée, Achille et Mars n’avaient guère moins aidé à nos guerres qu’à celles de Messène ou d’Illion. Mais dans les opérations sociales, il en était autrement : on s’apercevait enfin que la gloire n’est pas la prospérité ; que les hommes partaient tous et ne revenaient pas, que la charrue manquait de conducteurs ; que la France, maîtresse de l’Europe, était appauvrie et dépeuplée. Il était grand temps que cela finit, et voilà pourtant que c’était à recommencer. L’Europe acculée revenait sur nous. On s’aperçut en même temps que l’on étouffait sous la pression impériale, et les mères enfin se refusèrent à élever des fils pour la boucherie. On accuse la France d’inconstance… Amère ironie ! Patiente à l’excès, au contraire, elle ne se révolte jamais que trop tard, lorsqu’un système a abusé d’elle jusqu’à l’insulte et jusqu’à l’épuisement.

Il n’y avait pas jusqu’à Jean Brafort qui ne se dit in petto qu’un peu de paix eût été bien nécessaire ; mais il n’allait pas moins répétant qu’il fallait avoir confiance dans l’empereur, qui seul pouvait sauver la nation. Pourtant, — Jean-Baptiste venait de commencer le grec, les alliés entrèrent en France. À cette nouvelle, bien qu’il n’eût alors que douze ans, Jacques s’éveilla de ses chères lectures et voulut courir aux frontières. On l’en empêcha. Jean-Baptiste lui démontra qu’il fallait céder au destin, et madame Brafort, qui n’était pas patriote, — on lui avait enseigné qu’une femme ne naît en ce monde que pour adorer Dieu, son mari et ses enfants, et pour ne s’occuper que du bien de son ménage, — madame Brafort serra ses fils dans ses bras en s’écriant : Ils ont un bon numéro !

C’était le sentiment général, justifié par tant de deuils. Napoléon tombait sous la haine des mères bien plus que sous l’effort des alliés. Concours fâcheux et dépourvu de patriotisme. Sans doute, il eût été plus noble à la France de se délivrer tout ensemble de ses ennemis et de son maître ; mais, quand le citoyen est sans droit, où le patriotisme prendrait-il son point d’appui ? Dans une république, la patrie se confond avec la famille, avec le foyer, avec tous les biens et bonheurs que l’on a reçus des siens ou que l’on s’est fait à soi-même ; l’amour de la patrie est presque l’amour de soi. Dans la monarchie, au contraire, où la vie sociale n’est point l’œuvre du citoyen, mais d’une volonté lointaine, étrangère, la haine de l’étranger n’a plus que le sens d’une phrase officielle, et le patriotisme n’est qu’un point d’honneur. Ressort trop faible, qui ne peut suffire ; puis la France était exsangue. Le petit Jacques lui-même, tout en soupirant, se résigna.

Ce fut difficile pour Jean Brafort. Perdre l’empereur, ce maître, ce fort, cet invincible, qui représentait si bien l’idéal de la force souveraine ! Toutefois la défaite avait déjà fort diminué son prestige, puis on venait de subir son règne ; le travail de déification auquel on se livra depuis, n’était pas encore fait ; les Bourbons et l’éloignement n’avaient pas encore opéré la réaction qui se fit vers lui ; la France d’alors, enfin, n’était pas