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Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/228

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la France lyrique, qui plus tard s’en affola. Jean Brafort n’eut donc pas été inconsolable, même de ce chagrin-là. Mais il y avait bien autre chose : il y avait la maison et les dix hectares achetés sur le domaine des Labroie ; il y avait la place de garde champêtre, le droit acquis en un mot qui se trouvait menacé. Les Labroie allaient revenir avec les vieux rois et, qui sait ? le vieux régime ? Ils rentreraient dans leur château, lequel, vu les malheurs des temps, n’avait pas été vendu, non plus que le pare et une bonne partie des terres. Mais celles qui l’avaient été ? Mais la prairie surtout, cette prairie déjà si chère à son nouveau possesseur, la prairie attenante au parc, une enclave, un fleuron ! Jean Brafort en perdait la tête ; il se voyait ruiné, humilié, perdu. De quel œil les Labroie verraient-ils leur ancien valet en possession de leur bien ? Que faire ? Il fit comme tant d’autres ont fait depuis. Il se mit à fourbir sa plaque et la poignée de son sabre, pour aller trouver le nouveau maire, un vieux royaliste, qu’il avait offensé jadis.

— Voyez-vous, dit-il aux siens, d’un ton moins dogmatique pourtant qu’à l’ordinaire, il faut s’accommoder aux temps. Les choses sont ainsi, qu’y faire ? Je me ferais casser, que cela ne ferait de bien à personne, excepté à mon successeur. Or, charité bien ordonnée… Et même, sans vanité, je puis croire que mon devoir est de conserver à mon pays un bon serviteur.

Jean-Baptiste trouva tout cela fort juste, et, comme précisément il étudiait Horace, il se mit à réciter à son père le Justum ac tenacem propositi virum, qu’il expliqua.

— Comment donc, s’écria Jacques ; cela semble dire, au contraire, de ne pas céder.

Il s’agissait bien de parler français ? Jean Brafort fit sentir à son fils cadet le bout de sa semelle et serra l’aîné dans ses bras.

On conserva l’ancien garde champêtre, — provisoirement, peut-être pour le plaisir de lui verser à petits coups le fiel amassé par une longue haine. Il faut dire aussi que les postulants manquaient. Le marquis de Labroie revint dans ses terres, et reçut les respects et les protestations de fidélité de l’ancien hallebardier de son père. Jean Brafort osa toucher quelques mots de la prairie que d’autres, allégua-t-il, convoitaient et auraient achetée sans lui. Le marquis de Labroie revenait de l’émigration sans un ducat et n’avait pas encore sa part du milliard ; aussi ne parla-t-il que vaguement de traiter. Sous ces deux glaives de la destitution et de l’expropriation suspendus sur sa tête, Jean Brafort demeura inquiet, respirant à peine, demi-mort. À partir de ce moment, quoique jeune encore, il baissa très-sensiblement.


II

PREMIÈRES AMOURS.

Elle était petite, la prairie ; deux chambres au rez-de-chaussée, un seul étage mansardé ; au-devant, une petite cour verte, ouvrant par une barrière éclopée, entre deux murs d’aubépine, sur le chemin ; à droite, des étables ; à gauche, une grange, et, dans la cour, pour ombrage, un frêne et un marronnier.

De l’autre côté du chemin, s’étendaient les dix hectares de pré, d’un seul tenant, qui constituaient le petit domaine ; l’entrée du pré, en face de celle de la cour flanquée chacune de deux grands peupliers de la Caroline, composent, vues des fenêtres, un cadre charmant. Les deux peupliers, de leurs feuilles tremblantes, émaillent le ciel du tableau ; tout au fond, aux limites de la prairie, des rangées de peupliers d’Italie jalonnent les contours d’un bois, et sur ces troncs, que le soleil peint en rose, et sur ces masses de verdure, la lumière et l’ombre varient leurs effets, suivant l’heure et la saison. Dans le feuillage des quatre grands peupliers voisins, l’air frémit sans cesse, en temps de calme semblable au murmure d’un ruisselet, agité au pétillement de la pluie. L’hiver, l’ouragan y siffle avec rage ; l’été, sur le midi, à l’heure où toute la nature halète, où la cigale chante dans les prés, c’est à peine s’ils se taisaient, et l’on peut, en prêtant l’oreille, les entendre chuchotter.

Après la fenaison, quand les deux vaches, la Rouge et Blanchette, prenaient possession de la prairie, de temps en temps on voyait un mufle bénin se poser sur la barre qui fermait l’entrée, et de là partait alors, à l’adresse des habitants de la maisonnette, un mugissement fraternel, ou bien c’étaient deux croupes fauves qui marquetaient au loin la verdure. Du chemin ou de la prairie, aux ondulations épaisses des peupliers, on pouvait suivre celles de la rivière, qui se repliait autour de l’habitation.

Sur tout cela, Jacques avait fait des vers. Heureusement, comme il ne les avait montrés à personne, personne n’en avait conclu qu’il dût pour cela faire un poëte, et lui-même n’y avait nullement pensé. Il avait choisi sa carrière et devait être agriculteur. Déjà il était à peu près le seul ouvrier de la maison. Tandis que le père faisait sa ronde et que Jean-Baptiste étudiait, c’était Jacques qui soignait les vaches, entretenait les haies, creusait les rigoles et cultivait le jardin, situé derrière la maison, à côté d’un verger où croissait l’herbe parmi les pommiers et les cerisiers. Ce jardin et ce verger n’étaient séparés du parc du château que par un mur écroulé en vingt endroits, et que bien souvent Jacques franchissait pour aller abriter, dans le demi-jour tamisé par les grands hêtres, ses lectures et ses rêveries. Là il avait passé des heures délicieuses en compagnie de Rousseau, du Tasse, de Virgile ; mais, depuis le retour du marquis, il n’osait plus guère y pénétrer, et seulement parfois, de grand matin, à l’heure où les marquis dorment et où chantent déjà les fauvettes, il s’aventurait dans le parc. Il n’y était point un intrus ; car lui seul en l’absence du maître, avait consolé l’abandon de ces belles allées, ménagées par la main de l’homme et qui aiment à couvrir ses pas ; tous ces vieux hêtres et toutes ces belles mousses le connaissaient bien.

Une matinée de juin 1816, comme Jacques errait ainsi dans le parc, il entendit, au point de rencontre de deux allées, un frôlement semblable au passage d’un chevreuil, et tout à coup se vit en face d’une jeune fille vêtue, à la mode du temps, d’une robe étroite aux manches courtes et au corsage décolleté, qui laissait nu le cou, voilé seulement d’un clair fichu. De petits souliers, garnis de rubans en cothurnes, se montraient sous la jupe courte, et elle portait un chapeau de paille sur ses cheveux relevés et bouclés. Jacques ne vit pas du premier coup d’œil combien elle était jolie ; mais l’ensemble de grâce, d’élégance, de jeunesse et de beauté, le saisit, au point que l’embarras de la situation n’eut que sa seconde pensée. Il s’arrêta. La jeune fille s’arrêta aussi, d’abord effarouchée ; mais, en voyant le trouble. du jeune garçon, elle sourit et attendit qu’il parlât.

Ce devait être mademoiselle de Labroie. Jacques sentit alors son indiscrétion et s’avoua qu’il était un grand coupable. Mais il ne fuirait pas lâchement ! Il s’avança vers la jeune fille et, le front rougissant, avouant sa faute, il s’excusa en promettant de ne plus franchir l’enceinte du parc.

— Oh ! mon Dieu, dit-elle d’un timbre de voix charmant, et d’un petit air entendu qui lui seyait à ravir, si vous aimez tant ce parc, il n’y a pas grand mal, je pense, à ce que vous y veniez ainsi de bonne heure. Ce n’est pas moi qui vous trahirai. Mais au moins ce n’est pas pour les lapins, n’est-ce pas ?