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bué à le décider au service ; et cependant il n’en faisait pas moins entrer dans ses plans, pour les poétiser sans doute, les hasards et les bénéfices de la gloire. Il partit donc, réchauffant son courage à celui de toutes les épopées grecques, latines et françaises dont il avait été nourri, soutenu par la pensée qu’il ne pouvait guère agir autrement, et par cet esprit de la jeunesse qui rend légers tous les pas vers l’inconnu.


IV

SOLDAT.

En 1822, environ dix-huit mois après le départ de Jean-Baptiste, Jacques Brafort, un matin, entrait délibérément à l’hôtel des de Labroie, obtenait une audience de monsieur Lebel, le valet de chambre, et lui demandait la main de sa fille. Il fut carrément et nettement refusé. Le valet de chambre avait, comme ses maîtres, des principes. Il ne pouvait donner sa fille au fils d’un buveur de sang.

Monsieur Lebel s’emporta, Jacques n’était ni d’âge ni de caractère à temporiser. Il proposa un enlèvement à Noelly. Mais la jeune fille n’osa briser si vite un lien de famille qu’elle respectait sans beaucoup en sentir le charme, et elle exigea de son amant un peu de patience.

Le pauvre garçon commençait justement à n’en avoir plus. Seul à présent, n’ayant plus sa mère pour confidente et consolatrice, ne voyant Noelly que par échappées, rarement ; découragé par les malheurs de son parti en même temps qu’aigri par le peu d’énergie des principaux chefs, nulle joie ne venait adoucir cette jeune ardeur qui se consumait elle-même, faute d’aliment. Il ne put s’empêcher, par besoin d’épanchement, d’écrire à son frère quelques mots de ses ennuis, et voici la réponse qu’il en reçut :

« Mon cher Jacques,

» J’apprends avec un sensible plaisir tu es un vrai modèle de fidélité. Ainsi donc, c’est encore mademoiselle Noelly que tu aimes, et tu aspires même à devenir son époux ? Je ne t’en blâme pas précisément. Cependant je l’avoue qu’une jeune personne avec laquelle j’aurais eu des rendez-vous ne serait jamais ma femme. Un honnête homme peut s’amuser çà et là dans sa jeunesse, mais il ne doit donner son nom qu’à une femme digne de le porter. J’aime à croire pourtant que mademoiselle Noelly a conservé la couronne de l’innocence, car je pense qu’autrement tu ne songerais pas à l’épouser ; mais ce miracle doit être dû pour quelque chose à ta propre candeur, et je ne saurais te dissimuler que de tels antécédents me chiffonnent un peu, relativement aux garanties que tu dois chercher dans le mariage. Le mariage, mon ami, est une chose sérieuse, et c’est pourquoi nous ne devons pas nous y laisser entraîner par de purs attraits de sentiments. Le bon côté de l’affaire, c’est que le bonhomme de père doit avoir pas mal économisé chez le marquis ; mais, s’il persiste à te refuser sa fille, je pense que tu sauras en prendre galamment ton parti. Une maîtresse est facile à retrouver. On croit toujours, quand on aime, ne pouvoir cesser d’aimer ; mais l’amour passe, et heureusement les amours restent.

» Je ne te citerai pas ma propre résignation à ce sujet ; car, l’amour ne se faisant guère gratis, et mes moyens m’imposant une économie rigoureuse, je n’ai eu, en quittant Paris, à rompre aucune chaîne ; ma position de commerçant d’ailleurs m’interdisait les aventures légères. Ici, le décorum n’étant pas le même, je cherche à me rattraper un peu vis-à-vis des charmantes Lyonnaises, toutefois sans préjudice du devoir et de la discipline, qui sont mon premier souci. Je te dirai, sans fausse modestie, que je suis un peu le modèle du régiment. Ma conduite m’a gagné l’estime de mes supérieurs, qui ont bientôt reconnu que je n’étais pas un soldat comme les autres, non-seulement grâce à mon langage et à mes manières, mais aussi par l’effet d’une petite anecdote que voici :

» Nous étions en promenade aux environs de la ville, quand nous rencontrâmes sur le chemin deux jeunes grisettes assez jolies, qui se montrèrent fort embarrassées d’être obligées de nous passer en revue ou plutôt de l’être par nous. Comme tu le penses bien, nous n’éprouvions pas le même embarras ; nous venions de nous débander ; mais plusieurs d’entre nous malignement firent la haie sur le passage de ces jeunes beautés et leur rendirent les honneurs militaires, tandis qu’elles, rougissantes, baissant les yeux, tout émues, filaient devant nous à pas précipités. L’une d’elle avait au bras un panier de pommes ; en se pressant ainsi, elle fit un faux pas, et une de ses pommes tomba. Je me précipitai pour la ramasser et la lui rendis en disant : À la plus belle ! — allusion que probablement elle ne comprit pas, mais qui fit éclore sur ses joues tous les rayons dont peut se colorer, en ses plus beaux jours, l’épouse du vieux Tithon. — Je revins à ma place après l’avoir saluée, et notre capitaine, le jeune vicomte de Flageolles, qui se trouvait là tout proche, me dit : « Vous êtes galant, voltigeur. Ma mémoire alors m’inspira, et, faisant le salut militaire, je lui répondis par ces vers de Virgile :

    Malo me Galatea petit, lasciva puella,
    Et fugit ad salices, et se cupit ante videri,

ce qui lui fit faire un haut-le-corps, et il me dit en me regardant des pieds à la tête : « Vous avez de l’éducation ? — Un peu, » lui répondis-je modestement. Nous causâmes. Il me cita à son tour des vers d’Horace qui sont à la mode, à cause du vieux roi, et, comme c’était de ceux que nous traduisions au collége, je pus lui donner la réplique heureusement. Nous allâmes ensuite à l’ombre d’un hêtre, sub tegmine fagi, et là, comme je lui avais dit franchement que je n’étais point un noble ruiné ainsi qu’il l’avait supposé d’abord, mais simplement le fils d’un petit fonctionnaire bourgeois, — il était inutile de spécifier la fonction, — il ne me fit point asseoir près de lui ; mais, s’étant couché sur l’herbe, il continua quelque temps de m’entretenir avec bonté. Enfin il me congédia en me disant : « Je suis bien aise que vous ayez de l’éducation, puisque vous êtes en même temps soumis et raisonnable ; cela vous servira du moins à devenir promptement sous-officier, »

» Le lendemain, j’étais nommé caporal. Depuis ce temps-là, notre capitaine me parle quelquefois d’un air poli, ce dont les autres ne sont pas mal jaloux. On m’appelle le savant. Le capitaine a bien voulu me prêter quelques livres, par exemple le Génie du Christianisme, qui est d’un style admirable et sublime, et où il y a des choses bien profondes. Cependant je ne puis oublier le tour infâme que m’a joué le vicaire de X… ; mais, à part cela, je ne fais point difficulté de reconnaître que la religion a du bon et qu’elle est nécessaire au moins pour les gens du bas peuple, pour les femmes et pour les enfants. Nous figurons ici dans toutes les cérémonies religieuses, nous portons des cierges aux processions, et nous avons de vieux soldats que cela enrage ; mais je leur dis : « Qu’est-ce que cela vous fait ? Quand les supérieurs ordonnent, il faut obéir. » Il me traitent de blanc-bec et me croient très-royaliste. Après tout, il n’y a pas de mal ; cela détourne les soupçons ; je tremble qu’on ne vienne à découvrir ce dont je n’ose même pas te parler. Et