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Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/239

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pourtant c’est bien fini. J’ai vu ici plus d’un signe auquel je n’ai pas répondu, feignant de ne pas comprendre. Crois-moi, mon cher frère, renonce aussi à tout cela pour l’occuper sérieusement de ton avenir. La France veut l’ordre et le repos. Je ne t’en dis pas plus long sur ce chapitre, bien que ma lettre doive t’arriver par occasion sûre, je tremble que ma correspondance ne soit surveillée, comme ma personne l’était à Paris. Soyons prudents.

» En somme, je ne me plains pas de mon sort et ne regrette que de ne pouvoir travailler activement à mon avenir. Mais pour laver mes folies, il me fallait le baptême de la vie des camps. Elle est assez rude, mais il y règne tant d’ordre et de régularité, qu’au sortir des agitations politiques on peut y trouver un certain charme. Je jouis de plus de paix que je n’en ai goûté pendant les six derniers mois de mon séjour à Paris ; et si je ne puis, sans trop d’orgueil, m’attribuer ce mot de Caton, qu’un homme juste luttant contre l’adversité est un spectacle digne des dieux, je puis du moins affirmer que le témoignage de ma conscience me console des revers de la fortune.

» Ton frère affectionné,

» JEAN-BAPTISTE BRAFORT. »

Qu’on juge de l’effet de cette lettre sur Jacques. Son indignation et sa colère s’exhalèrent contre son frère en épithètes furibondes et lui-même se traita de lâche d’avoir pu exposer aux insultes de cette âme vile ses pares amours. Par égard pour la mémoire de leur mère, il se promit d’abord de ne répondre à Jean-Baptiste que par un dédaigneux silence ; mais le besoin d’épancher son ressentiment le poussait, huit jours après, à lui écrire cette lettre, relativement modérée, où, si vif et si vrais que fussent les sentiments de Jacques, ils n’échappaient point dans l’expression à l’influence ambiante de madame de Krudener.

« Je n’accuse que moi d’avoir oublié que celui que la nature m’a donné pour frère fut toujours étranger à mes sentiments. Malheureux et désolé, je cherchais un ami pour m’épancher dans son sein ; au lieu de consolation tu m’envoies l’insulte, et non-seulement pour moi, ce qui ne serait rien, mais pour l’être qui est l’objet de mon culte, et qui mérite les respects du monde entier. Ah ! si ton cœur n’est fait que pour les honteux plaisirs, respecte au moins ce que tu ne saurais comprendre ; si tu te fais un jeu des plus doux sentiments de la nature, n’adresse qu’à ceux qui te ressemblent tes détestables avis. Pour moi, qui ai le respect de mes serments et plus encore des liens les plus sacrés et les plus puissants de la vie, je regarde comme un lâche et un misérable l’homme qui peut abandonner celle qui s’est fiée à sa foi et lui a sacrifié sa pudeur, et qui pour comble de barbarie, peut condamner à la misère et à l’opprobre, l’être innocent qui lui doit la vie. Eh quoi ! si une ombre de réflexion pouvait se produire en vous, cruels ! ne rougiriez-vous pas de vous-mêmes ? Quel voile assez épais peut obscurcir vos yeux pour que des liens que la brute elle-même respecte, au moins en ce qui concerne ses petits, soient ici l’objet de votre risée, lorsqu’ils sont ailleurs l’objet feint ou réels de vos respects ?

» Mais je sais trop que je ne pourrai point convaincre une âme déjà flétrie par d’abjectes satisfactions. Je te déclare seulement que je mets haut ma gloire et mon bonheur de n’avoir jamais effleuré d’une impure pensée la chaste créature dont j’eusse à l’instant perdu l’amour. Et pour en finir sur l’objet de cette lettre, le seul qui m’ait fait prendre la plume, je te défends désormais de parler d’elle et d’outrager son nom en le prononçant.

» JACQUES. »


Sur quoi les deux frères furent brouillés pour la vingtième fois, mais plus sérieusement que jamais.

Aussi ce ne fut que par un ami commun à tous deux que Jean-Baptiste Brafort apprit l’enlèvement de Noelly par son frère. Mise en demeure d’épouser un commerçant du quartier, qu’avaient séduit sa jolie tournure et ses beaux yeux, ou d’entrer dans un couvent, Noelly, craignant d’être à jamais séparée de son amant, avait consenti à le suivre. Ils étaient partis pour l’Angleterre. Là, jugeant nécessaire de revêtir d’une bénédiction et de légaliser d’un paraphe ce grand amour qui vivait en eux depuis leur rencontre, ils étaient allés trouver un prêtre d’une secte quelconque, et mariés, du moins pour l’Angleterre, ils s’adoraient dans un humble cottage des faubourgs de Londres. Jacques, tout en s’efforçant d’apprendre l’anglais au plus vite, cherchait du travail.

Dans le cercle des de Labroie, cet audacieux enlèvement avait été porté au compte, déjà si chargé, de la révolution française, et le père de Noelly avait juré de ne jamais pardonner à sa fille et de léguer tout ce qu’il possédait à de pieuses maisons.

Jean-Baptiste, sur ces nouvelles, se dit en soupirant que son frère était décidément une fort mauvaise tête, qui finirait mal et lui imposerait un jour le cruel spectacle de ses malheurs et de sa misère ; et il ne s’en proposa que plus fermement de suivre une marche tout opposée, et de se conformer en toutes choses aux lois de l’opinion, Il se livra même à cet égard aux réflexions les plus sages considérant la grande autorité que tous possèdent contre un seul. Il ne pouvait comprendre l’outrecuidance des gens qui s’avisaient de penser et d’agir autrement que tout le monde. Il oubliait en ceci que l’unité conscience ne s’additionne pas. Mais qu’importe ? En réfléchissant là-dessus ou, si l’on veut, en se donnant la peine d’y penser, il fit encore plus que ne font bien d’autres. On doit tenir compte de l’intention, et la moralité n’est pas dans le succès.

D’après ces pensées, il finit par trouver la discipline admirable et s’y donna avec une véritable ferveur, comme un croyant à son Dieu. Il eût fallu voir à quel point ses buffleteries étaient bien entretenues, ses habits brossés, et comme reluisaient son sabre et son fusil. L’horloge de la caserne eut bien de la peine à être aussi ponctuelle que lui. Ces vertus eurent pour récompense l’estime de ses chefs, le respect jaloux de ses camarades et de flatteuses distinctions. Il passa rapidement au grade de sergent et c’est en cette qualité qu’il partit pour l’Espagne, afin d’aller rétablir sur son trône le souverain légitime Ferdinand VII.

Nous l’avons déjà dit, lorsque Brafort s’était décidé à faire son temps de service, les prévisions guerrières n’étaient entrées dans ses plans qu’à un point de vue purement théorique et littéraire ; aussi fut-il très-désagréablement ému quand son régiment fut désigné pour la Catalogne ; mais, esclave du devoir, comme il disait, le sentiment du devoir lui vint en aide, et faisant main basse sur tout ce qu’il trouva de phrases à panache, de refrains guerriers et de mots ronflants, il s’en grisa de son mieux. Enfin il se battit comme les autres ; l’odeur de la poudre aidant, il s’emporta même et faillit se faire hacher glorieusement, — ce dont il nous avoua un jour, dans un accès de bonhomie, avoir eu le frisson longtemps après. Mais enfin, c’est là tout autant qu’on puisse demander, — quoi qu’en disent les bulletins officiels, — à l’humaine nature.

Jean-Baptiste fut même sur le point de prendre goût à la gloire, en y mêlant les riantes images d’un avancement rapide et d’un traitement comfortable. Il était d’ailleurs persuadé, par les assurances de ses chefs, que c’était pour le bon ordre qu’il tuait les Espagnols, et afin de leur inculquer de meilleurs sentiments politiques. Aussi faisait-il son devoir en conscience. En ces mêmes lieux autrefois, toujours pour le bon motif, l’inquisition avait brûlé ce même peuple, et les officiers français