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Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/255

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VIII

JUILLET.

Au milieu de toutes ces préoccupations, Brafort ne trouvait plus le temps de lire les journaux et avait parfaitement abandonné le souci des affaires publiques. Il professait même, — car il a toujours aimé à formuler en aphorismes ses goûts et ses habitudes, — qu’un bon commerçant doit se renfermer dans sa partie et n’a pas besoin de politique.

— Chacun son métier, ajoutait-il ; les vaches seront mieux gardées.

Par une étouffante après-midi de juillet, le 26, il prit une voiture pour se rendre chez son notaire, où il devait signer un traité concernant un emprunt de cinquante mille francs. Il trouva l’étude presque abandonnée ; le patron était absent, et deux ou trois clercs, au lieu de travailler, causaient d’un air agité. L’un d’eux répondit à Brafort, d’un ton distrait, qu’il était impossible de traiter aucune affaire, et qu’il voulut bien repasser, Brafort se plaignit, se fâcha même, et n’obtint en réponse que des quolibets qu’il ne comprit pas. S’en revenant à pied, il remarqua une agitation inaccoutumée : des gens qui semblaient surexcités couraient çà et là, d’autres s’abordaient d’un air sombre ou d’un visage effaré. Brafort s’approcha d’un passant de bonne mine qui, à la manière dont il observait, semblait au fait, et lui adressant la parole :

— Qu’y a-t-il donc, monsieur ? Serait ce un incendie ou bien…

— Précisément, monsieur, répondit l’inconnu ; vous avez deviné, c’est un incendie. Le roi lui-même a daigné fournir le brandon et les gens que vous voyez là courir sont occupés à souffler dessus.

Brafort demeura tout ébahi, ne comprenant rien à cette explication bizarre. Comme il se trouvait à peu de distance du Courrier français, dont Maxime depuis quelque temps était devenu l’un des rédacteurs assidus, il imagina de s’y rendre ; mais, dès les premiers pas qu’il fit dans la rue, il vit, au milieu d’un groupe arrêté sur le trottoir, Maxime qui parlait fort vivement :

— Être ou ne pas être, s’écriait-il, voilà la question qui nous est posée, et c’est à nous de la résoudre pour ou contre nous. Quant à moi, qui n’aime pas plus qu’un autre à me compromettre, je suis bien décidé à jouer le tout pour le tout.

— La force est contre nous, dit un des interlocuteurs de Maxime.

— Il faut la mettre pour nous, soulever le peuple…

— Y pensez-vous ?

— Parbleu ! ce n’est pas dangereux comme vous le croyez. N’avez-vous jamais vu de lions fouettés par leur dompteurs ? Si le peuple est une bête féroce, c’est précisément pour cela qu’il se laisse museler, parce que, de même que les lions, il ignore sa force et ne sait pas diriger sa volonté.

— Soit, mais une fois la muselière ôtée…

— On la lui remettra quand il sera temps.

— Si l’on peut.

— Rien de plus facile. Une ou deux bonnes lois et, au hesoin, des canons… La force morale, quoi qu’on a pense, est tout en ce monde ; tant que le peuple sera ignorant, il sera gouvernable et gouverné.

— Vous oubliez 93.

— 93 eut des chefs nobles et bourgeois. Mais la noblesse n’est plus, et il s’agit, non de conquérir nos priviléges, mais de les défendre aujourd’hui contre le roi, par le peuple ; demain, s’il le faut, contre le peuple, par un autre roi.

À ce moment, les regards de Maxime tombèrent sur Brafort, qui se tenait à quelques pas, bouche béante. Il s’approcha de lui.

— Eh bien ! tu sais, Jean-Baptiste, on veut nous ramener à l’ancien régime.

— Quoi ? Pas possible ? balbutia Brafort,

— Parfaitement. Le roi Charles X n’est-il pas le frère de Louis XVI et le petit-fils de Louis XV ? Les nobles ne rêvent que cela. Ils veulent nous remettre sous le bâton. Aujourd’hui c’est la suppression de la presse et de la tribune, demain ce serait le rétablissement du droit d’ainesse et de la corvée. La liberté détruite, le commerce anéanti…

— Le commerce ! dit Brafort éperdu.

— Nous défendrons nos droits, reprit Maxime avec un geste théâtral. Que tous les bons citoyens s’arment. Il y va du salut de la France !

— Se révolter contre le gouvernement ! murmura Brafort avec épouvante.

— Il a violé la charte ; l’ordre et la légalité sont de notre côté.

Après avoir dit ces mots, soit que, devant la mine éperdue de Brafort, Maxime craignit de perdre ses paroles, soit qu’il jugeât le moment précieux, il tourna ses talons et, rejoignant ses amis, il s’éloigna avec eux.

Une révolution ! La tête tournait à Brafort. Se pouvait-il que le gouvernement, ce tuteur de la société, cette clef de voûte de l’ordre social, fût, ainsi que venait de le dire Maxime, une cause de désordre, un violateur des lois ? Cette idée monstrueuse avait bien de la peine à se loger dans la tête du fils du garde champêtre, à pénétrer dans les convictions de l’ancien maréchal des logis. Il avait été carbonaro, c’est vrai, mais sans jamais avoir bien su pourquoi. Pour son excursion au saint-simonisme, ce n’était qu’une flânerie, et les deux choses étaient dues à la mauvaise influence de Jacques. Brafort n’en était revenu que plus détaché des velléités de changement, que plus défiant de ce qu’il appelait dédaigneusement les théories, Toutefois la parole de Maxime était un oracle pour lui ; aussi finit-il par incliner de ce côté, se disant qu’il fallait pourtant combattre l’insolence des nobles, que le roi sans doute était égaré par eux. La chambre supprimée !… Était-ce assez grave !… Et la presse, donc !

Tout cela cependant lui passait un peu sur la tête, à lui Brafort, et regardait surtout ces messieurs de la haute bourgeoise, écrivains et députés. Mais aussi Maxime avait dit que ce n’était qu’un commencement, qu’on voulait revenir à l’ancien régime… « Ah ! pour cela, non, Brafort ne voulait pas le souffrir. Ce serait beau que les nobles en revinssent à tout posséder. Non, non ! sacrebleu ! Il a encore son fusil d’ordonnance, et… »

Arrivé en face de son magasin, Brafort fut saisi d’une pensée terrible : il n’avait pas conclu son emprunt ! Ce qui demandaient l’activité ordinaire des transactions, délai pouvait tout perdre. Et ces affaires commencées, c’est-à-dire la sécurité publique pour réussir, pour ne pas changer toutes ces espérances… en ruines !… Brafort se sentit défaillir ; il entra chez lui et se jeta sur une chaise, tout pale…

— Qu’y a-t-il ? demanda Eugénie.

— Il y a… ne m’en parle pas. Ces gens-là sont fous, plus que fous… des brigands, des scélérats !

— Eh ! qui donc, bon Dieu ?

— Qui ? Le roi tout le premier, les nobles, les députés, tout le monde… Maxime lui-même ! Dieu lui pardonne. Oui, ce sont tous des fous, des forcenés qui veulent ma ruine.

— Tais-toi, pour l’amour de Dieu ! s’écria Eugénie. Heureusement il n’y a personne ici.