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Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/256

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— Personne, hélas ! Oui, sans doute. Qu’as-tu vendu aujourd’hui ?

— Presque rien. Il n’est pas venu d’acheteurs, je ne sais pourquoi.

— Voilà ! voilà ! s’écria Brafort en levant les mains au ciel, voilà déjà le résultat de toutes ces belles choses ! Je le savais bien. Malédiction sur ceux qui trament de pareilles folies ! Et qu’est-ce que ça me fait à moi la chartre, les députés, la presse et le reste. Fariboles que tout cela ! Est-ce la charte qui me fait vendre mes fers ? Non, mais elle m’empêchera… Faut-il qu’il y ait des gens qui s’amusent à faire dépendre les choses sérieuses de toutes ces idées en l’air ! Qu’est-ce que je veux, moi ? Faire mes affaires. Eh bien, n’est-ce pas honnête et légitime ? Qui est-ce qui a le droit de m’en empêcher ? Mais non ; on ne peut pas laisser la paix aux honnêtes gens, et il faut que ceux qui n’ont rien à faire, les beaux parleurs, les braillards, les mauvaises têtes, aidés par les sans-le-sou et les va-nu-pieds, viennent tout brouiller, mettre des bâtons dans les roues, arrêter la vente et le crédit ! Mais c’est criminel, cela ! Mais ces gens-là mériteraient les galères ! Ah ! le grand Napoléon avait bien raison ! Il ne voulait pas d’idéologues. Si j’étais le gouvernement, moi, je les chasserais tous ; je ne voudrais plus dans l’État que des commerçants. Il n’y a qu’eux pour constituer une société bien ordonnée et où rien ne bouge. Je me moque pas mal de la charte, moi ; je veux gagner de l’argent, établir mes enfants convenablement, me faire dans mes vieux jours une douce existence. Qu’est-ce qu’on peut vouloir de plus, je vous le demande ?… Ah !… les fous ! les misérables ! les assassins !…

Il frappait des poings, il pleurait, il ne se connaissait plus. Sa femme, terrifiée, l’entraîna dans l’arrière-boutique, et vint à bout de le calmer en lui faisant craindre de se compromettre par de si imprudentes paroles, qui enveloppaient dans la même réprobation et l’opposition et le pouvoir. En effet, dans ce moment-là, Brafort n’était ni pour l’un ni pour l’autre ; il n’était que pour sa boutique. Ses tendances bourgeoises l’eussent poussé du côté de l’opposition, dans cette partie qui mettait en jeu, comme l’avait très-bien compris Max ne, les intérêts de la classe moyenne, financière et lettrée, contre l’ancienne aristocratie. Mais, en se faisant commerçant, Brafort avait porté tous ses désirs, toute son activité, vers un but unique : gagner de l’argent, et tout ce qui le détournait de ce but lui devenait ennemi. Que voulez-vous ? le monde n’est pas peuplé de héros. Et encore, héroïque pourquoi ? Brafort ne l’eût pas su. Il faut certainement compter au nombre des causes les plus influentes de l’histoire politique moderne, l’ardeur subite pour le commerce et l’extension immodérée de la classe des commerçants.

Le lendemain, 27 juillet 1830, après une nuit d’inquiétudes, Brafort, muni d’un pistolet sous sa redingote, parcourut Paris. Il y régnait une agitation plus sourde et plus sinistre que la veille ; la nouvelle s’était répandue, la colère avait monté. On sentait dans l’air des odeurs de poudre et sur les visages, dans un trouble immense, l’indignation et l’inquiétude luttaient. On rencontrait à chaque pas des rassemblements ; des ouvriers passaient en courant, chargés des journaux interdits, qu’ils allaient porter dans les cafés ou qu’ils distribuaient aux passants ; des jeunes gens, montés sur des bornes, lisaient à la foule groupée autour d’eux la protestation des journalistes ; on entendait retentir les cris de Vive la Charte ! et çà et là, quelques cris de : Vive l’empereur ! Des bandes d’ouvriers imprimeurs, congédiés la veille, erraient, sombres, mécontents, cherchant d’où partirait le signal. Pas une figure calme.

Tourmenté par ces craintes, Brafort voulut aller de nouveau faire une tentative chez son notaire ; il s’engagea dans la rue de Richelieu et s’arrêta comme les autres à un rassemblement formé devant une porte cochère, ouverte sur une vaste cour. Des deux côtés de cette porte, il y avait des gendarmes à cheval ; dans la cour, deux longues rangées d’hommes qui semblaient être des ouvriers, et entre lesquels se tenait un personnage de haute taille, d’aspect rude et puissant, et dont la physionomie respirait en ce moment une énergie toute particulière. Au fond, des ateliers fermés. Dans les groupes, on disait : — C’est l’imprimerie du Temps. On veut saisir les presses ; ils résistent. Bravo ! — Le grand là-bas, au milieu, c’est monsieur Baude. Ah ! voici le commissaire ! Monsieur Baude va lui parler. Écoutez.

« C’est en vertu des ordonnances, monsieur, que vous venez briser nos presses, » dit la voix forte et solennelle du journaliste. « Eh bien ! c’est au nom de la loi que je vous somme de les respecter. »[1].

Des bravos éclatent. Le commissaire envoie requérir un serrurier ; mais à cet homme, déjà ébranlé par les dispositions évidentes de la foule, monsieur Baude, le code en main, lit l’article qui punit des travaux forcés le vol avec effraction. Le serrurier se retire, aux acclamations des assistants. Un autre est appelé, et cette étrange lutte se continue…

Pauvre Brafort ! il ne pouvait s’empêcher d’être ému et s’irritait de l’être ; il s’enfuit.

Mais il emportait au cœur une atteinte importune, et se sentait agité malgré lui de bouillonnements généreux. En dehors des hallucinations de l’intérêt, quelle âme humaine est insensible à cette lutte sublime et qui semble, hélas ! éternelle, du droit contre la force ? Qui fera sentir à quelle pauvreté se réduit celui qui n’a pour but que la richesse ?

L’étude du notaire était fermée. Brafort revenait par la rue Saint-Honoré, pensif et la tête baissée, quand, au lieu de l’espace vide où il pensait porter ses pas, quelque chose de haut, de sombre, lui barre le passage. Il lève les yeux, effaré ; le cri de « Qui vive ? » retentit à ses oreilles ; c’est une barricade. Il recule, mais on lui crie : Passez, citoyen ! Et l’un des insurgés, souriant, lui tend la main pour l’aider à franchir l’obstacle. Que faites-vous ? dit Brafort. Mes amis, pas de révolution ! Laissons agir la chambre, elle sait mieux que nous…

Des rires lui répondent.

— Taisez-vous donc, farceur. Vous ne savez pas que nos députés ont la colique ? Ils n’ont pas encore pu lâcher une parole depuis hier. Ça viendra, quand nous nous serons battus.

— Ah ! les casse-cous ! les fous ! les enragés ! s’écriait Brafort en lui-même, en s’éloignant à grands pas. On en viendra bien sûr à piller les boutiques. Ah ! le roi est bien coupable ! Mais encore eût-il mieux valu céder que de s’exposer à de tels périls.

Rentré chez lui, il ferma son magasin, le barricada, et s’efforça de rassurer sa femme éplorée :

— Tout cela ne peut pas durer ; le roi a de bonnes troupes ; il fera tout rentrer dans l’ordre… Car enfin il n’est pas permis de troubler ainsi la tranquillité. On peut bien s’entendre sans coups de fusil. Ah ! si j’étais encore soldat ! C’est moi qui leur montrerais le bon chemin à la pointe de la baïonnette !

Dans la soirée, le bruit de la fusillade se fit entendre. Brafort passa une nuit terrible. Il voyait tous ses plans bouleversés, détruits, ses échéances protestées. Il voyait succéder sous ses yeux, aux éblouissantes visions de la fortune, les hideux aspects de la ruine et, ce qui était pour lui encore plus amer, les hontes de la faillite. Incapable de rester couché, il allait et venait dans sa chambre, aux pâles clartés de cette nuit d’été, ouvrait la fenêtre, tendait l’oreille, et, sursautant à chaque bruit, s’écriait qu’il n’était, lui, ni pour le roi Charles X ni pour la chambre ; qu’il ne voulait que la paix, et

  1. Louis Blanc. — Histoire de dix ans.