Aller au contenu

Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/261

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

d’ajouter à toutes leurs peines l’irritation d’incessants conflits.

À force de fatigues et d’ennuis, Eugénie tomba malade. Comme on ne pouvait prendre de domestique, il fallut bien pourtant que Brafort mit la main aux choses du ménage et s’occupât de l’enfant. Il le fit donc, mais avec quelle gaucherie ! si grande en vérité qu’on ne pouvait s’empêcher de la soupçonner d’être volontaire. Eugénie même, — ce n’est jamais de la part des siens qu’il faut attendre de l’indulgence, — Eugénie semblait n’avoir aucun doute à cet égard. Il ne savait rien, il ne voyait rien, pas même ce qui lui crevait les yeux, et il disait tout le temps :

— Est-ce que je fais attention à ces choses-là, moi ? Est-ce que je sais à quoi ça sert ? Ça ne me connait pas. Ce sont tes affaires.

En déshabillant Maximilie, noua-t-il exprès les galons ? Toujours est-il que pour les trancher, il alla chercher son sabre, ce qui fit pousser à la petite des hurlements de terreur. Aux plaintes et aux gémissements de la malade, il répondit :

— Suis-je fait pour déshabiller des marmots ?

Si nous ne cherchons pas, comme on voit, à dissimuler les imperfections de notre héros, nous rappellerons du moins à ce propos que les plus grands caractères ont leurs faiblesses, et que peut-être, en cherchant bien, en trouverait-on de pareilles chez de beaux esprits.

Malgré tout, pendant cette période d’inaction forcée, Brafort passant de longues heures dans son intérieur, grâce à l’exemple d’Henri IV, la nature agit sur Brafort ; et la petite Maximilie, si mal accueillie à sa naissance, eut bientôt pris le cœur de son père. Elle était, il est vrai, profondément ignorante de son crime lorsqu’elle adressait à son père son sourire naïf, ou sollicitait de monter sur ses genoux, ou prenait la main pour essayer des pas chancelants. Elle lui ressemblait, disait-on, et il ne pouvait s’empêcher d’être flatté de sa grâce et de son intelligence. Il en vint, sans vouloir l’avouer, à raffoler d’elle, et la petite Maximilie, formant déjà le dessin pervers de ne point se conformer à sa destinée de femme, prit le commandement de son père et de la maison. Il ne fallait pas toutefois que Brafort s’en aperçut, car alors, au nom des principes, il lui donnait le fouet sans miséricorde.

Pendant tout l’hiver de 1830 à 1831, la vie de Brafort se passa à chercher des protecteurs, à rédiger des suppliques et à les porter lui-même, à promener sa fille et à regarder par la fenêtre. Il n’en était pas plus heureux ; et tandis que l’excès de travail écrasait et désespérait Eugénie, son oisiveté, à lui, le rongeait. Il eut, pour le distraire un peu, une haine :

En face de sa fenêtre, de l’autre côté de la rue, se trouvait une autre fenêtre, de mansarde également, ornée, les jours où il faisait beau, d’un rosier et d’une tête blonde de petit garçon, auxquels venait se joindre, de temps en temps, une figure de femme, aux traits purs et agréables, mais empreints de mélancolie.

Il sembla tout de à Brafort que cette figure ne lui était pas inconnue, et, à force de chercher, il se rappela : c’était dans les réunions saint-simoniennes, aux dernières séances qu’il avait suivies, — les dernières, bien assurément, car il avait été vivement choqué de voir des femmes à ces réunions, et plus encore d’y entendre proclamer la doctrine insensée de leur émancipation. C’était à dater de ce moment qu’il n’avait plus douté que le saint-simonisme ne fût une utopie folle et méprisable, — Oui ! oui ! c’était elle ! c’était bien elle ! Ah ! ah ! elle n’était pas fortunée, paraissait-il, bien qu’une femme de cette sorte dût avoir des ressources… Hum… L’enfant, on le voyait bien, mais le mari ?

Ses préventions ainsi éveillées, Brafort se livra aux suppositions les plus désobligeantes à l’égard de ses voisins, dont il observait les faits et gestes avec la curiosité d’un désœuvré. Ces suppositions naturellement, ou il les gardait dans sa barbe ou elles n’allaient qu’à l’oreille d’Eugénie, et la fenêtre d’en face n’en entendait rien ; cependant, à côté du langage qui frappe l’oreille, il en est un autre moins précis, mais plus subtil, qui frappe le regard ; en sorte que l’enfant ne fut pas longtemps à sentir que cet homme qu’il voyait là journellement l’observer d’une mine renfrognée, d’une moue dédaigneuse et d’un regard méprisant, lui était ennemi. La bienveillance n’attire pas toujours la bienveillance ; mais il est sans exemple dans l’humaine espèce, que l’hostilité ne se soit point empressée de répondre à l’hostilité. Un jour donc le blondin, se trouvant à sa fenêtre en face de Brafort, d’un mouvement spontané, en le regardant, lui tira la longue.

Il est difficile de peindre l’indignation que ressentit Brafort d’un pareil outrage. Un bambin ! oser se permettre ! à son égard, à lui, Jean-Baptiste Brafort, ancien négociant, garde national et père de famille ! Il montra le poing à l’enfant d’un air furibond et avec des yeux flamboyants de colère. Si c’eût été dans la rue, le petit bonhomme eût assurément détalé ; mais à cinquante pieds du pavé, à travers l’espace, la colère impuissante de son voisin lui parut grotesque et le fit éclater de rire. Bien plus, il fit les cornes à Brafort. Celui-ci n’y put tenir, ferma la fenêtre avec violence, et descendit quatre à quatre les escaliers.

Où allait ? Se plaindre à la mère, au concierge, au commissaire ? que sais-je ? Il était furieux et par conséquent insensé. Il ne se plaignit toutefois qu’à la concierge et apprit d’elle le nom des objets de sa haine : Madame Dériblac et son fils Georges.

— Une dame bien comme il faut, quoiqu’elle ne soit pas riche, dit la bonne femme qui, en matière de consolation pour Brafort, ajouta :

— Voyez-vous, les enfants, ça aime à rire. Faut pas y faire attention.

Peut-être les lecteurs d’aujourd’hui s’étonneront-il de rencontrer dans une loge une telle douceur de principes ; il faut dire, qu’en 1831 régnaient encore, dans la rue des Ursulines, certaines mœurs patriarcales, et que l’on pouvait y élever des enfants et même y avoir un chien.

Un peu déconcerté, Brafort remonta chez lui et se contenta, comme il va de soi, de faire peser sur les siens la colère qui l’étouffait. Mais ce fut le point de départ d’une guerre furieuse, acharnée, quoique sourde, entre lui et le petit Georges. Elle tourna tout au désavantage de Brafort et à la distraction de l’enfant qui, avec la légèreté de son âge, y mettait bien plus de gaieté que de malice, et dont la dignité resta neutre, tandis que celle de Brafort indignée, exaspérée, lui fit ressentir toutes les fureurs et toutes les tortures de l’amour-propre blessé,

Le voisinage de Georges lui devint un supplice. Il en vint à ne plus se mettre à la fenêtre sans un battement de cœur, de crainte d’une grimace ou d’un pied de nez, ne pouvant prendre son parti de n’avoir pas le plus haut et le dernier mot avec ce misérable petit drôle, comme il disait. Dédain affecté, car Brafort avait bien réellement accepté ce petit drôle pour adversaire, par conséquent pour et tous les coups de son ennemi lui portaient au cœur. Pour pouvoir humer l’air en paix, il épia les sorties de Georges. Bien volontiers, serait-il descendu à sa suite pour le « calotter, » mais il craignait de se compromettre.

Ne pouvant « calotter » l’enfant, Brafort imagina d’insulter la mère. Il affecta de la regarder insolemment, fit sa toilette à la fenêtre, plaça, en regard du joli rosier, des vases qui n’étaient rien moins que des vases de fleurs. Madame Dériblac vit cela sans doute, mais elle ne le vit qu’une fois ; son regard, fixé. — toujours avec la même expression mélancolique, tantôt en bas dans la