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Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/262

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rue, tantôt sur le ciel ou les arbres d’un jardin voisin, — ne rencontra plus Brafort ni l’inconvenante fenêtre. Un jour qu’elle surprit Georges clouant au volet la caricature gigantesque de Brafort, ornée d’oreilles d’âne, elle gronda l’enfant et lui fit retirer le fusain. Cela n’empêchait pas Brafort de déclarer qu’on pareil enfant, élevé par une pareille femme, ne pouvait être qu’un petit serpent qu’il eût fallu écraser dans l’œuf.

Un jour que Brafort se promenait dans la grande allée de l’Observatoire, sous les marronniers dont la majesté tranquille était loin, — alors que l’éclat de rire de Strasbourg n’avait pas encore retenti, — de prévoir les dévastations impériales, il s’aperçut que la tête d’un des petits marronniers plantés le long de la pépinière s’agitait d’une façon insolite, comme si, dans un accès de générosité, le jeune arbre avait voulu se dépouiller de ses fruits, pour en gratifier cinq ou six petites têtes blondes ou brunettes qui, rangées autour de l’arbre, fondaient, avec des cris de joie, sur chaque beau marron tombant sur le sol.

Brafort, connaissant l’axiome : Pas d’effet sans cause, devina aisément, au milieu de l’arbre, un perturbateur de l’ordre public, et s’approcha. Effectivement, dès qu’il fut au pied du marronnier, deux jambes minces, vêtues de bas chinés, et surmontées d’un pantalon court, lui apparurent. C’était évidemment un de ces bandits qui vivent dans l’ignorance préméditée du code, des règlements, des clôtures et des actes notariés, et s’imaginent volontiers que les marrons, tous les marrons de la terre, sont en ce monde pour le seul bonheur des enfants. Prétention impertinente et que Brafort ne pouvait souffrir, lui qui estimait qu’un enfant ne doit avoir absolument aucun avis personnel, et que son rôle unique est d’accepter et mettre en pratique les sages leçons que lui inculquent les auteurs de ses jours. Il leva donc la tête vers le délinquant et, d’une voix terrible :

— Veux-tu te dépêcher de descendre, petit polisson !

— Est-ce que ça vous regarde, vous ? répondit une petite voix au timbre clair et railleur. Allons, vous autres, dépêchez-vous, il est temps !

Et l’arbre reçut une secousse nouvelle qui donna lieu à une pluie nouvelle de marrons ; après quoi, l’auteur de cette infraction pendable à la police des jardins entoura de ses jambes le tronc du marronnier, et serait arrivé par terre en moins d’une demi-minute, si une rude et large main ne l’eût retenu au milieu de cette descente. Brafort et son prisonnier s’envisagèrent. Dieux justes ! c’était le bandit, l’ennemi de la fenêtre, Georges Dériblac ? Brafort en eut un tel saisissement à la fois de joie et de rage, qu’il faillit le lâcher.

— Tiens ! c’est lui ! s’écria l’enfant, conservant dans cette position critique son audace et son ton railleur. C’t’aventure ! Mon bon, j’n’avais jamais ta balle de si près. Tu n’es pas beau ! Ah ça ! tu vas me lâcher, dis donc, ajouta-t-il d’un air menaçant et en lançant à Brafort un coup de poing qui, pour être donné par un bras de sept ou huit ans, n’en eut pas moins été rude.

Mais Brafort l’esquiva et, maintenant d’une seule main les deux jambes de son captif, il lui saisit de l’autre une oreille. Son cœur bondissait de joie, il triomphait enfin.

L’humanité, tout le prouve, en général du moins, ne naît pas héroïque. En face de ce conflit, la petite troupe amie des marrons avait fui, laissant son brave chef aux mains d’un géant. Une ou deux petites filles seulement, bien avisées, avaient couru avertir la mère de Georges du péril où était son fils, et juste au moment où Brafort saisissait l’oreille du petit garçon qui, se voyant hors d’état de résister, appelait à l’aide une femme vêtue de noir, imposante, et pâle d’indignation, se dressait en tiers dans ce débat et s’écriait :

— Laissez mon enfant, ne le touchez pas !

Ces mots étaient prononcés d’une intonation puissante, si puissante qu’elle détendit les muscles de Brafort, comme eut pu le faire la main d’un hercule ; Georges sentant la serre de son ennemi se relâcher, se dégagea entièrement et sauta par terre. Ils se trouvérent donc tous trois en présence : le petit garçon irrité de sa défaite, la mère indignée, et Brafort déconcerté un instant, mais qui venait de reprendre toute sa morgue et tout son aplomb. Aussi, quand madame Dériblac lui demanda de quel droit il portait la main sur son fils, répondit-il d’un ton superbe :

— Du droit, madame, de tout ami de l’ordre public, et qui entend le défendre contre les polissons et dévastateurs ! Votre fils est un garçon fort mal élevé…

— Serait-ce pour cela, monsieur, que vous croiriez devoir lui donner des leçons de brutalité et d’impertinence ? Ni l’éducation que reçoit mon fils, ni les escapades qu’il peut commettre, ne vous concernent en quoi que ce soit. Vous n’êtes pas gardien du Luxembourg.

Les promeneurs s’amassaient autour d’eux. Cette femme, l’insolente créature ! ne semblait-elle pas avoir sur Brafort l’avantage des manières, du raisonnement et de la parole ? Il en devint cramoisi, jusqu’aux cheveux, et s’écria qu’il était citoyen, que l’ordre le concernait, et qu’il saurait mettre à la raison les femmes effrontées aussi bien que les gamins. Quelques voix murmurèrent. Madame Dériblac reprit :

— Comme vous n’êtes pas le gardien, vous n’avez à jouer ici d’autre rôle que celui d’insulteur et de dénonciateur. À votre aise ! ajouta-t-elle avec un geste de mépris, et, emmenant son enfant, elle tourna le dos à Brafort.

Quelques assistants dirent qu’elle avait tort, qu’elle aurait dû gronder son enfant ; d’autres blâmèrent Brafort, et lui, furieux, outré de se voir tenir tête par une femme, et quelle femme ! une rêveuse d’émancipation, oublieuse de la modestie de son sexe, s’emporta jusqu’à la suivre en continuant de déblatérer contre elle, et en assurant qu’elle ne ferait jamais de son fils qu’un mauvais sujet. Madame Dériblac ne retourna point la tête ; mais Georges, moins patient, ou plutôt moins dédaigneux, d’un air de conviction profonde et l’insulte amère, lança l’épithète vieux sot !

Brafort avait une canne à la main. Il la leva et faillit courir sur l’enfant ; mais une voix se fit entendre près de lui :

— Modérez-vous ! monsieur, modérez-vous ! Le bon droit ne suffit plus au temps où nous sommes. Ah ! si c’était encore sous le grand Napoléon ! Les pékins n’avaient pas alors la parole si haut, et surtout pareille espèce. Je vous aurais envoyé ça coucher en prison.

Celui qui parlait ainsi était un vieillard mince et raide, enveloppé d’une longue redingote, cravaté d’un haut col, et portant le ruban rouge à la boutonnière.

— Oui, reprit-il, voici les mœurs de la jeunesse actuelle ! Ah ! ah ! ah !…

— Monsieur, répliqua Brafort en le saluant, c’est une véritable honte. Si j’étais le gouvernement, j’ôterais à cette femme l’éducation de son fils dans les vingt-quatre heures. Est-ce qu’une femme d’ailleurs peut élever un garçon ? Ah ! monsieur, il y a bien des lois à faire pour que tout soit à sa place dans la société.

— Monsieur, j’ai eu l’honneur de servir sous le grand Napoléon. Je suis colonel. (Brafort salua de nouveau). Ah ! j’en ai taloché dans le temps de la marmaille, et il n’eut pas fallu que les mères vinssent me chanter la moindre raison là-dessus. La jeunesse doit être menée militairement, oui, monsieur ; et il n’y a pas d’autre moyen d’avoir des citoyens bien disciplines.

— Monsieur, c’est précisément ce que j’ai toujours pensé. Vous me comblez de joie d’entrer ainsi dans mes sentiments. Oui, la jeunesse doit être élevé dans le respect de tout et surtout de l’âge. Un enfant qui se permet de répliquer à un homme, devrait être fouetté