Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/289

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misère et des humiliations que vous nous faites subir ; nous travaillons depuis le point du jour jusqu’à dix heures du soir, sans pouvoir gagner autre chose que le pain nécessaire à la vie de nos familles, mal nourries, mal vêtues ; logés dans des trous malsains et obscurs, où nous grelottons l’hiver, où nous étouffons l’été ; aucun des biens de la vie n’est fait pour nous ; tout ce qui est grand, bon et beau, nous reste étranger. On parle des progrès de l’humanité : nous ne sommes pas apparemment de l’humanité, car ces progrès passent au-dessus de nous et ne nous touchent point ! Nous restons ignorants et soumis comme des bêtes de somme, et les bœufs de vos fermes et les chevaux de vos écuries, qui travaillent moins que nous, sont mieux soignés. Qu’avons-nous fait pour mériter une telle vie ? Nous sommes des travailleurs, et ceux qui jouissent du fruit du travail, ce sont les oisifs. Est-ce juste ?

— Non ! non ! crièrent quelques-uns, et la masse alors tout d’une seule voix cria :

— Non ! non ! ça n’est pas juste ! ça n’est pas juste !

— Mes amis…, dit Brafort.

Mais l’ouvrier reprit d’une voix forte :

— Vous qui vous appelez le maître et qui à vous seul recevez plus que nous tous ensemble, que faites-vous ? Vous venez ici passer tous les jours trois ou quatre heures, vous faites quelques chiffres, vous écrivez quelques lettres, vous donnez quelques ordres, et puis vous partez. C’est bien peu de chose. Et pour cela vous êtes logé, nourri, vêtu richement ; vous vivez de la grande vie, de la vie du monde entier, et votre femme est belle et heureuse, et vos enfants ne meurent point de misère, ils sont instruits et heureux. Est-ce juste ?

— Non ! non ! s’écria la foule de nouveau.

Brafort, qui était rouge et fort anime, se leva tout debout dans sa voiture, et forçant sa voix :

— Vous oubliez volontairement, cria-t-il, que c’est moi qui ai créé cette usine où vous trouvez votre subsistance, et qui représente un capital considérable, que c’est sur moi que reposent tous les soucis, toute la responsabilité…

— Croyez-moi, maître, reprit l’ouvrier d’une voix ironique ; vos soucis ne valent pas les nôtres. Il en coûte moins de soigner et d’empiler des pièces d’or que de se tuer de travail, sans pouvoir joindre les deux bouts, en voyant ses enfants périr de misère ou se corrompre dans l’ignorance. Vous parlez des droits de votre argent. L’argent vaut donc plus que l’homme ? L’argent ne travaille pas, sans nous il ne servirait à rien.

— C’est vrai ! c’est vrai ! s’écrièrent les ouvriers qui, les yeux fixés sur Brassard, l’oreille tendue et les lèvres entr’ouvertes, comme pour se nourrir de sa parole, semblaient en retour l’animer de leur souffle haletant.

— Messieurs ! dit Brafort.

— Attendez, s’écria l’ouvrier d’une voix vibrante, je n’ai pas fini. Je veux vous dire ceci encore : On prétend que, depuis la révolution de 89, tous les hommes sont libres et égaux ; ce n’est pas vrai ! un homme libre peut faire tout ce qui lui plaît, quand ça ne nuit pas aux autres ; un homme libre n’obéit qu’à des lois qu’il a consenties et reconnues justes. Or, vous avez établi dans vos ateliers un règlement étroit, injuste et tracassier, qui nous lie comme des forçats. Nous sommes les esclaves de vos caprices. Les amendes que vous imposez à tout propos nous enlèvent notre pain. Vos surveillants nous insultent, nous rançonnent et nous volent, et il nous faut subir tout cela sans réclamer, car ils sont nos seuls juges, et leur bon plaisir fait notre loi. Ce n’est pas tout ; si nous sommes de vrais esclaves dans vos ateliers, au dehors nous ne nous appartenons pas davantage. Vous prétendez régler nos pensées, nos opinions, nos lectures. Vous avez chassé Thiélan, parce qu’il était cabétiste. 89 a détruit les anciens seigneurs ; mais vous avez pris leur place, et nous sommes vos serfs, puisque vous disposez de nos vies, de nos libertés, de tout ; et cela est si vrai, que le plus infâme de tous ces droits d’autrefois, vous l’exercez encore. Nos sœurs, nos femmes, nos filles, sont comme nous à votre merci ; vous leur vendez à un prix honteux le droit de vivre, et toutes les fois qu’il se trouve dans vos ateliers une ouvrière jeune et belle, un jour, appelée près du maître, on la voit revenir le front baissé !…

La voix du jeune orateur s’éteignit comme dans un spasme, et de toutes les poitrines sortit un hurlement rauque, furieux, qui se dissipa ensuite en cris divers, en exclamations farouches. Autour de la foule des hommes, s’était formé un cordon de femmes qui écoutaient, inquiètes et curieuses. Aux dernières paroles de Brassard, il y eut aussi parmi elles un grand mouvement ; quelques-unes baissèrent les yeux, d’autres sanglotèrent, d’autres poussèrent des cris insultants.

Brafort vit des poings menaçants se tendre vers lui et la haine animer tous les regards. Il était cramoisi de colère, d’humiliation, de peur. Un instant il serra le manche de sa cravache en hésitant s’il ne lancerait pas son cheval à travers la foule ; mais une pareille fuite avait ses dangers et n’était pas d’ailleurs conforme à la dignité dont Brafort tenait à faire preuve en toute circonstance. Il reprit donc la parole.

— Je serais dans mon droit en refusant de répondre à des attaques dont la forme est aussi inconvenante que le fond est erroné et calomnieux, et où je reconnais l’influence de ces fausses théories par lesquelles on cherche à pousser les travailleurs dans une voie funeste. Ouvriers ! on vous trompe, le capital n’est pas votre ennemi. Voyez partout où il ne porte pas sa féconde influence, voyez le pauvre manquant de travail et dont les bras se lèvent en vain pour en implorer. Cet or que vous enviez au riche, il ne le possède que pour le répandre sur le pauvre ; le riche n’acquiert que pour consommer et c’est par cet échange fécond… et bienfaisant que… l’abondance… comme une pluie… féconde…

Il s’embrouillait un peu dans son éloquence. Brassard lui vint en aide.

— Citoyens, dit-il, monsieur Brafort assure que le pauvre ne saurait vivre sans le riche. Je lui demanderai, moi, ce que ferait le riche sans le pauvre, disons le travailleur. Qui donc sans nous ferait aller les machines de notre honorable patron ? Qui cultiverait ces grands domaines que leurs propriétaires ont trop à faire de parcourir seulement ? Qui préparerait leurs bons diners ? Qui ajusterait leurs belles étoffes ? Qui bâtirait leurs maisons spacieuses et ferait mûrir les fruits succulents de leurs jardins. Mes amis, répondez vous-mêmes, sans les pauvres, que serait le riche, réduit à ses seules forces ? Répondez !

— Parbleu ! dit une voix narquoise, ça serait un pauvre.

— Et maintenant que feraient les pauvres s’il n’y avait pas de riches ?

Un cri famélique répondit ; un cri où toutes les avidités s’aiguisaient de toutes les misères, où le désir hurlait sur le ton de la douleur.

Brassard se chargea de formuler la réponse :

— Les pauvres travailleraient et feraient tout seuls de la richesse ; et s’ils ne font pas ainsi maintenant, c’est que le riche est là qui détient les biens de la terre et n’en donne au pauvre, en échange de son travail, que la part absolument nécessaire pour ne pas le laisser mourir de faim, c’est-à-dire pour que son bétail humain lui soit conservé. Donc le pauvre aurait à bénir la disparition du riche, tandis que sans le pauvre le riche aussitôt cesse d’exister. Voilà, mes amis, la valeur de cette rengaine qui nous représente les travailleurs nourris des bienfaits du riche, tandis que c’est lui qui reçoit tout du pauvre et n’existe que par lui !

— Ouvriers ! s’écria Brafort, n’écoutez pas ces folles utopies qui ne triomphent que par le renversement de tout ce qui est. Sachez qu’il n’y a point d’état social