Aller au contenu

Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/329

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Contre ce ministre de l’intérieur, et ses commissaires et ses circulaires, l’animosité de Brafort était sans égale et sans trêve, comme sans danger ; — car elles ne soulevèrent tant d’indignation et d’attaques, ces circulaires mémorables, que parce qu’elles n’étaient, hélas ! que des intentions, intentions coupables qui visaient à changer l’ordre établi. Heureusement l’assemblée nationale, choisie parmi les notables du pays, allait promptement tout remettre en ordre et restaurer ce gouvernement fait des capacités de tout genre, qui allait enfin tout à son aise, et sans être gêné par aucun roi, faire les affaires… de la nation.

Dès son retour de Paris, Brafort avait rédigé et fait imprimer une profession de foi qui maintenant couvrait les murs de la ville de R…, et qu’en sa qualité de maire, il avait fait afficher par tous les gardes champêtres dans toutes les communes rurales. Tout porte à croire que c’est à Brafort que remonte, de ce fait, la création des fonctions politiques des gardes champêtres, qui depuis ont porté si haut la gloire de cet estimable corps. Peut-être un souvenir filial n’y fut-il pas étranger. Voici la profession de foi précitée :

Citoyens, habitants du département du Nord,
              travailleurs.

« Je ne suis pas, vous le savez, un républicain de la veille ; mais, après les grands événements qui viennent de s’accomplir et où la m in de la Providence est si visiblement empreinte, il est évident pour tous que la République est désormais le seul gouvernement qui puisse faire le bonheur et la prospérité de la nation. Je l’accepte donc sans arrière-pensée. Je suis un républicain du lendemain.

» C’est parce que j’accepte sincèrement la République, citoyens, que je serai l’ennemi de tout ce qui pourrait la souiller et la perdre, et que je combattrai tous ceux qui voudraient la rendre injuste et oppressive. Dans les circonstances graves où nous nous trouvons, le premier devoir de tous les hommes éclairés et indépendants est de se vouer au service du pays. Je sollicite donc vos suffrages, citoyens, et j’ose assurer que si vous m’en jugez digne, je saurai les mériter. Si j’entre à l’Assemblée nationale, ce sera pour y travailler énergiquement à la fondation régulière d’un gouvernement fort, en combinant dans une sage mesure les institutions de l’ordre avec celles de la liberté. Ce sera pour m’opposer, fût-ce au péril de ma vie, à ces passions coupables et à ces doctrines subversives qui sont la négation de l’ordre social. Les bases inébranlables de la société sont la religion, la famille et la propriété, que je ne souffrirai jamais que le monstre de l’anarchie mette en péril. Mon drapeau est celui de tous les honnêtes gens. Je veux la modération dans les idées, la fermeté dans l’action, enfin le respect de tous les droits ; l’ordre, la justice, la liberté et la sécurité pour tous !

» Travailleurs, je suis un des vôtres. Né dans le peuple, fils de mes propres œuvres, élevé à l’aisance par le travail, je m’honore d’avoir autrefois porté les sabots du paysan et la blouse de l’ouvrier. Je suis un enfant du peuple. Tous les travailleurs ont mes sympathies, ils sont de ma famille, et leurs intérêts me sont sacrés.

» Habitants du département, je vis depuis longtemps parmi vous, et déjà vos suffrages m’ont honoré d’un flatteur hommage ; mes fonctions de maire m’ont initié aux secrets de l’administration, et mon état de fabricant m’a fait connaître à fond les besoins du commerce et de l’industrie. Je connais donc tous vos intérêts ; ils sont les miens, et je saurai les soutenir.

» Citoyens, il n’y a plus de partis ! La République est une mère qui appelle à elle tous ses enfants. Tous, tant que nous sommes, nobles, bourgeois, paysans, ouvriers, ats, groupés sous la même bannière, unissons-nous dans un fraternel embrassement ! Sur l’autel de la patrie, que la blouse de l’ouvrier marche sans honte à côté du manteau ducal, et que la lance du défenseur de la patrie fraternise avec l’aune du commerçant et la bêche du cultivateur… Spectacle admirable et touchant, que s’efforceraient en vain de troubler des excitations perverses ? Non, ce n’est pas dans notre belle France, dans cette patrie de l’honneur, que les appétits bas et les passions cupides pourront jamais triompher. Le peuple a déjà montré que son désintéressement égale sa grandeur. C’est qu’il a bien compris que les premières conditions de la prospérité publique sont la paix, l’ordre et le travail, et que les fondements de la République sont les bases essentielles de la société. Serrons-nous donc tous autour de l’étendard de la religion, de la famille et de la propriété, et crions tous ensemble : Vive la République ! »

Ce factum, achevé après une longue élaboration, avait été communiqué par Brafort à monsieur de Lavireu, chez lequel, depuis le mariage de Maximilie, Brafort et sa femme avaient leurs entrées, non sans orgueil. Monsieur de Lavireu, en supprimant de trop longs développements, avaient enlevé quelques expressions peu françaises une citation latine. S’il y laissa la crainte de voir ébranlées les bases inébranlables de la de la société, c’est que cette terreur et cette conviction occupaient alors ensemble tous les bons esprits. Si la blouse de l’ouvrier marcha, etc., c’est que Brafort inséra après coup cette image, qu’il trouva belle et hardie. Plus d’un électeur fut de cet avis.

Brafort et monsieur de Lavireu faisaient partie de la liste modérée, comme on disait alors ; car tout le monde était républicain, aucun groupe n’eût accepté d’autre titre. Monsieur de Lavireu l’était plus que personne, et son élection était assurée. Tous les pauvres étaient à lui. Sa fortune (il avait de trente à quarante mille francs de revenu), moyennant sept à huit cents francs d’aumônes annuelles, était considérée comme un bienfait public. Au décret qui instituait le suffrage universel, le gentilhomme s’était frotté les mains et s’était empressé d’acclamer la République. Le peuple disait de lui : C’est le premier des hommes de bien. Et qui l’eût attaqué se fût fait honnir.

Sa profession de foi lancée, Brafort s’occupa activement de son élection et s’y absorba si bien, qu’il arriva à ne plus séparer ses intérêts de ceux de la France. Il se multiplia en visites aux électeurs influents, chefs d’ateliers, notaires, curés et vicaires, magistrats, propriétaires et gros paysans. Avec ceux-ci même, il daigna trinquer et promit de faire hausser le prix du bétail et des céréales. Il distribua une infinité de pourboires et quelques cadeaux délicats et bien places. Il fit à ses ouvriers la remise de toutes leurs amendes et promit une fête le jour de son élection. Il promit aussi des églises, des ponts, des routes, des embranchements de chemins de fer, et se chargea d’obtenir une centaine de bourses, deux ou trois cents places diverses, deux concessions importantes, et trois autorisations de nouvelles maisons religieuses. Quelques poëtes le chargèrent de faire imprimer leurs manuscrits ; plusieurs mamans, de marier leurs filles. Il se chargea d’être le correspondant de quatre-vingt-trois jeunes fils de famille qui allaient achever leurs études à Paris. Il fit venir deux confessionnaux en bois sculpté, et cinq ou six toiles médiocres qu’il paya fort cher et jugea très-belles. Il donna de grands diners qui n’en furent pas moins excellents, et un bal superbe que vint embellir la jeune baronne de Labroie. Tout cela contait gros, et par moments, Brafort effrayé, regrettait presque de s’être engagé en pareille affaire. Mais l’ambition qui l’avait mordu au cœur le ressaisissait bientôt, et idée d’être le représentant de son pays, lui, Brafort, l’enivrait et le poussait à de nouveaux sacrifices. Il comblerait