Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/328

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ces déchirantes douleurs, se joignit une fièvre ardente ; la soif la dévorait.

Baptistine n’avait rien mangé depuis le matin ; l’épuisement et la douleur s’unissaient pour lui causer une sorte d’ivresse. Elle se trouvait alors sur un versant de prairies, au bas duquel brillait entre les arbres la nappe argentée d’un étang. Un ardent soleil dardait ses rayons d’en haut, s’inclinant déjà vers l’occident. La douleur dévore jusqu’au temps lui-même. Cet étang fascina les yeux de la malheureuse que brûlaient et la fièvre et la soif, et elle y tendit ses pas. Mais, terrassée de souffrance à certains moments, ce ne fut que de halte en halte qu’elle s’y traîna.

Comme elle arrivait au bord, avant d’avoir pu descendre la berge, de nouveau elle se sentit terrassée ; des cris plus aigus lui échappèrent, auxquels bientôt après se joignirent des cris plus faibles. L’être, hélas ! maudit, qu’elle portait dans son sein venait de s’en échapper.

Baptistine était retombée sans mouvement sur la terre, et on l’eût dit morte. Aux plaintes de l’enfant cependant, elle ouvrit des yeux hagards, souleva la tête, vit ou sentit la petite créature, et machinalement l’enveloppa de ses vêtements et de ses bras. Puis, de nouveau, elle se laissa aller de son long sur l’herbe et ne bougea plus.

Cette journée d’angoisses allait finir. Les eaux calmes de l’étang réfléchissaient les feux roses du soleil couchant. Le martinet passait entre les roseaux d’un vol rapide ; une brise embaumée de violettes agitait doucement l’air ; les nénuphars se fermaient ; les oiseaux amoureux se poursuivaient en criant dans les rameaux ; de toutes parts, à cette heure de transition entre le jour et la nuit, c’était l’agitation de la vie diurne se préparant au repos. Peu à peu tout s’éteignit : les feux, les cris, les bruits, les souffles, et tout reposa sous le ciel étoilé, dans un silence plein toutefois de battements sourds et d’insaisissables haleines, dans une ombre douce, éclairée par la limpide surface de l’étang. On n’entendit plus, de temps à autre, que le cri du chat-huant, quelque vagissement plaintif de l’enfant ou le passage d’une belette dans les broussailles. Toujours étendue sans mouvement, Baptistine dormait du sommeil stupéfiant que la nature impose après une excessive dépense de forces. Au petit jour seulement, elle ouvrit les yeux, porta la main à sa tête et gémit douloureusement. Elle avait le corps tout roidi de froid, la tête lourde à ne la pouvoir soulever et comme brisée ; son visage était violacé, ses yeux brillants de fièvre. Pendant quelque temps, elle s’agita en de vains efforts, puis elle se dressa sur un bras, et, défigurée, à la fois livide et rouge, déchirée, sanglante, elle jeta autour d’elle des yeux hagards.

En se voyant dans ce lieu désert, la malheureuse sembla surprise d’abord, puis épouvantée, et murmura des paroles confuses. À ce moment, la plainte de l’enfant s’éleva ; elle tressaillit, et porta sur lui des yeux étonnés, fixes, qui bientôt devinrent égarés.

Tout à coup, elle poussa un cri d’horreur, se dressa tout à fait sur son séant, et donna les signes d’une agitation extrême :

— Lui ! lui ! c’est lui encore ! Toujours là ! tout petit maintenant. Ah ! le bourreau ! croit-il… croit-il que je vais l’aimer ?… Ainsi ? Non, non ! ses lèvres odieuses ne toucheront plus mon sein ; non, non !… Ah !… c’est toi… partout… Mais tu es donc le démon ? Attends, attends ! Non, tu ne me toucheras plus !

Elle saisit l’enfant, le brandit, et le lança comme une pierre dans l’étang. Puis elle demeura stupide, les yeux attachés sur cette eau qui venait de se refermer, et sur les cercles qui allaient s’élargissant. Soudain, tressaillant et passant la main sur son front :

— Dieu ! ô mon Dieu ! qu’ai-je fait ? qu’est-ce cela ? N’était-ce pas un enfant ? N’a-t-il pas crié ?…

Elle voulut se lever, mais elle retomba et prit sa tête à deux mains.

— Ah ! cette montagne… pèse tant. Sans cela, j’aurais des ailes et j’irais retrouver Jean. Mais l’enfant ne sait pas nager. Oh ! ma pauvre tête ! Si c’était lui pourtant, le monstre ! Je puis bien le tuer ; il m’a fait assez de mal. Mais voilà, ce n’est peut-être pas lui…

Elle essaya encore de se lever et y parvint en s’accrochant à des branches. Le son d’une voix humaine la fit tressaillir :

— Eh ! la demoiselle, qu’est-ce que vous faites-là, dites donc ?

C’était un paysan, la bêche sur l’épaule, qui suivait le sentier le long de l’étang.

— On dirait ben que vous avez fait un mauvais coup, dà, ajouta-t-il d’un ton soupçonneux en voyant l’état de Baptistine.

Et après avoir cherché des yeux :

— Où est votre enfant ? demanda-t-il.

— Moi, oh ! je n’en ai pas, répondit-elle toujours en délire, c’est celui de cet homme apparemment.

Et, tendant la main dans la direction de l’étang, elle dit :

— Il est là !

— Saperdienne ! vous avez fait là un beau coup, misérable fille ; vous voulez donc aller sur l’échafaud ?

— L’échafaud ! non, c’est horrible ! Et puis Jean serait trop malheureux ; je vais plutôt aller le chercher. Et elle se précipitait dans l’étang, quand il la retint à bras-le-corps en appelant au secours. D’autres journaliers qui venaient derrière lui, se rendant à la ferme prochaine, accoururent. On porta Baptistine à la ferme et on repêcha le corps de l’enfant.

L’instruction commença et l’autopsie de l’enfant eut lieu ; il était né à sept mois, mais viable, et avait péri noyé. Le crime était évident.

Cet événement causa dans R… un grand trouble. Une naissance illégitime, cela n’avait rien de nouveau ; mais un infanticide flagrant !… Eût-on cru cela de Baptistine, si intelligente et si douce ? elle s’était fait aimer. À l’hospice où elle fut transportée et où, pendant quinze jours, elle fut en danger de mort, elle reçut de nombreuses visites que la curiosité n’attira pas seule.

Brafort ne fut pas le moins ému, non tant pour l’enfant qui pouvait être le sien ; mais qui le savait ? le doute est un oreiller commode, et les auteurs de telles paternités ne manquent jamais, en pareil cas, de s’y reposer ; — non tant pour l’enfant, car il y en a toujours trop de ceux-là, mais surtout par la crainte que son nom fut prononcé en pareille affaire : au moment surtout où il sollicitait le mandat de représentant, cela eût été fâcheux. Et en outre il se sentait révolté d’avoir eu des bontés pour une créature capable d’un pareil crime. Ah ! tenez, cette race ouvrière le dégoûtait véritablement de plus en plus, et il se sentait plus raffermi que jamais par de tels exemples, dans l’idée qu’il fallait à la société une tutelle ferme et sévère, celle naturellement des gens qui s’étaient élevés, par leur propre mérite, au-dessus de la populace. Il fit même à ce propos de sages réflexions sur le danger de commettre sa dignité avec des femmes de cet ordre, et forma des résolutions tout à l’avantage du lien conjugal. Comme il est heureux que la famille légitime compte d’honnêtes gens tristement apparentés ; filles publiques, seule dans la vie d’un homme ! Autrement il se verrait repris de justice, infanticides… Ouf ! Brafort en frémissait. Et vraiment sa délicatesse eut beaucoup à souffrir de tout cela.

Mais, d’autre part, le soin des affaires publiques et celui de son élection l’absorbèrent. Il avait repris vis-à-vis du gouvernement provisoire toute la sécurité des grenouilles à l’égard du roi Soliveau, et s’était fait à R… un des chefs de la réaction contre le commissaire du gouvernement, ami du ministre de l’intérieur.