mais avec roideur et comme avec répugnance. Un mouvement et un gémissement de Maximilie lui ayant appris qu’il se trompait, il se redressa et reprit son attitude au chevet du lit, debout, l’œil fixé sur le cadavre de son ami.
De longs moments s’écoulèrent ; enfin Maximilie se releva ; elle se pencha sur le lit de Jean et approcha son visage de celui du mort :
— Oh ! murmura-t-elle, peut-être n’est-il pas mort ? Je ne puis pas le croire. Jean ! ô Jean ! est-ce possible ? Un médecin l’a-t-il dit ? Non ! je ne puis pas croire qu’il soit mort.
Il l’est depuis plusieurs heures, dit Georges. Madame, il faut savoir en ce monde renoncer à l’espérance.
— Un médecin !… répéta-t-elle.
— Un médecin a été mandé, madame. Ma douleur a fait comme la vôtre, elle ne voulait pas croire. Il a bien fallu…
La voix mourut dans sa gorge, il y eut un silence ; puis Maximilie, suffoquée, se traîna vers la fenêtre qui était ouverte, et tomba dans un fauteuil. Là, incapable de maîtriser plus longtemps sa douleur, elle éclata en gémissements, en sanglots, en cris déchirants :
-Jean ! ô Jean… répétait-elle, de cet accent de révolte et d’étonnement qui est celui de la douleur dans la jeunesse.
Tout en elle protestait : ses beaux yeux, d’où les larmes ruisselaient sur ses joues veloutées, et ses bras arrondis levés vers le ciel, et ses mains jointes, et ses cheveux blonds, où jouait un reste de lumière et tout cet ensemble de sa jeune beauté. Pouvait-il être mort, en effet, ce compagnon d’enfance à peine entré comme elle dans la vie ? N’était-ce pas un malheur criant, contre nature ? Était-ce possible ? comme elle disait.
— Oh ! Jean !
Elle le revoyait dans le cours déjà fermé de sa vie, toujours si bon frère aîné, si sage et si doux ! confident chaste et tendre de ses amours de jeune fille et de ses douleurs de femme. Ah ! elle avait donc tout perdu en ce monde, tout ce qu’elle aimait, car Jean était mort, et celui qui était là !…
Il ne put résister à l’explosion de cette douleur si désespérée et s’approcha d’elle en lui offrant un verre d’eau. Alors ils se virent et ne purent s’empêcher de se regarder encore. Il y avait si longtemps qu’ils ne s’étaient vus !… Ah ! si pâle ! si malheureux ! mais toujours debout et fier, hélas ! fier jusqu’au dédain ! C’était bien lui, toujours lui qu’elle avait nommé : Mon Georges ! à qui elle s’était donnée par mille élans de son âme, qu’elle aimait toujours, elle le sentait au milieu de ces déchirements, avec une force invincible. Si bien qu’oubliant toutes les conventions dont elle vivait depuis sa naissance, elle s’écria :
— Georges ! Ah ! vous me méprisez, je le sens, et vous faites bien ! Je devais… L’amour est la vérité de ce monde. Il le disait lui, et le sais à présent, trop tard !…
Elle joignit fortement les mains en les élevant vers lui, puis les laissa retomber sur ses genoux avec l’abattement du désespoir. Idéalisée de douleur et de regret, sa figure était sublime. Georges en fut bouleversé. Mais son ressentiment avait été si âpre, sa douleur si amère, qu’il ne put pardonner si tôt.
— Ah ! vous croyez maintenant, dit-il, vous qui m’avez fait douter.
— Vous ne pouvez me pardonner ! s’écriait-elle, je le sais, et moi aussi je me déteste et me nais ! Ah ! si je pouvais le remplacer là sur cette couche de mort, oh ! oui, je le ferais, moi, que la mort autrefois effrayait tant ! Car, toute jeune que je suis, je sens ma vie morte avec votre amour, Georges. Ah ! si vous saviez !… si vous saviez combien je suis malheureuse !
Tout tremblant, il répéta :
— Vous êtes malheureuse ?
— Hélas ! je l’ai toujours été. Mais à présent je n’ai plus même l’illusion de me croire aimée… ni la consolation de pouvoir honorer mon mari….
— Votre mari ! s’écria-t-il avec fureur. Qui vous a permis de parler de cet homme ? Vous n’avez donc pas de honte ! vous êtes assez dépourvue de cœur et d’honneur pour ne pas sentir qu’un second serment est un parjure, et qu’après l’échange de nos âmes, votre prétendu mariage fut un adultère ?
— Je le sais, dit-elle en baissant le front, je l’ai appris ; je le sais… Mais alors, je ne savais pas !
— Vous comprenez bien tard, répliqua-t-il d’un ton âpre, blessant, furieux.
Maximilie releva la tête, une rougeur fugitive colora ses joues.
— Ah ! vous êtes sévère, dit-elle. Je n’avais que dix-sept ans, je suis bien plus jeune que vous, Georges, — et j’ignorais tant de choses !… Hélas ! on nous engage avant que la réflexion ait pu naître en nous ; sans instruction, sans expérience, avant l’âge, on nous demande de tout comprendre ; il faudrait tout deviner. Les hommes sont injustes et insensés pour les femmes. Ah ! vous m’écrasez ! Mais, Georges, pensez-y, j’ai dix-huit ans à peine, et l’on a déjà perdu ma vie, et je suis malheureuse à jamais !
Elle joignit les mains, se tordit les bras, se leva, et revint près du lit de mort, où elle se mit à genoux.
— Oh ! Jean, mon ami, mon frère, toi si bon et si doux, je vais partir, ne plus te revoir ! jamais !… Il faut que je parte… Il me faut laisser ici tout ce que j’aime et retourner à ce que je hais !… Ne dois-je pas toujours être forte contre mon cœur ?… Ah : quel fardeau l’on nous donne à porter, mon Dieu ! Jean !… ô Jean ! que je voudrais mourir avec toi !…
Inondée de larmes, étouffée de sanglots, elle s’affaissa sur la couche mortuaire. Tout à coup, elle se sentit soulevée, étreinte entre des bras passionnés. Elle était sur le sein de Georges.
— Eh bien ! puisque tu m’aimes toujours, je te reprends, nous allons quitter la France, fuir ceux qui t’ont opprimée ; nous allons être à nous, seuls, loin de tous. N’est-ce pas, Maximilie ? Ne renie pas une seconde fois ton amour. C’est moi, celui que tu aimes, qui suis ton époux. C’est la vraie loi, tu le sens maintenant. Cet homme n’est qu’un voleur et qu’un étranger ! Ah ! je te pardonne et je t’aime… plus que jamais ! Nous avons tant souffert, ma pauvre adorée. Seuls à présent, puisque Jean n’est plus, nous devons bien nous aimer. Ma mère viendra près de nous, elle aussi t’aimera ; elle comprend tout, ma mère ! Ah ! Maximilie, Maximilie ! je n’espérais plus te retrouver ! C’est à Jean que je te dois. Il m’a vu trop souffrir. Il t’a appelée… Oh ! chère, dis-moi vite que tu ne me quitteras plus.
Il baisa son front ardemment ; elle ne pouvait ni le repousser ni lui répondre. Ses larmes avaient cessé de couler ; agitée d’un tremblement nerveux, elle regardait Georges comme en extase. Il la posa doucement par terre, en face du cadavre, et lui dit :
— Agenouillons-nous devant lui, c’est lui qui nous bénira. Je sais qu’il l’eût fait, Maximilie, et s’il pouvait nous parler encore…
Ils s’agenouillèrent en fixant les yeux sur la figure de leur ami, inerte et pâle, mais douce, jusque dans la mort ; et, tout brûlants de douleur et de passion, ils semblaient ne pouvoir comprendre que ce cœur autrefois si vibrant et si chaud fut déjà glacé. Toutefois cette vue s’empara de leurs pensées.
— Georges, dit Maximilie ; cette fille qu’il a aimée doit apprendre sa mort, il doit être pleuré par elle.
— Je lui écrirai, dit le jeune homme, et s’il a laissé pour elle quelque lettre, je la porterai moi-même.
— Oh ! cria-t-elle en se relevant dans un nouvel élan de douleur, l’avoir tué, lui, Jean ! Quel est le monstre qui l’a tué ?
— Il n’avait pas même d’armes ; il n’était allé sans