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Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/342

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doute que pour apaiser l’horrible lutte… Il est tombé près d’un ouvrier de ses amis, Brassard, qui, le chargeant sur son dos, l’a en courant apporté ici. Moi qui venais inquiet. J’ai épuisé tous les soins. Mort sur le coup ! Maximilie, reprit-il, après un silence, il faut décider ici, devant lui, dé notre vie ; bientôt peut-être nous ne serons plus seuls. J’ai à garder et à protéger la dépouille de notre ami ; mais, quand elle sera rendue à la terre, je suis Libre et je t’appartiens, Donne-mot la parole de me suivre. Nous quitterons cette France inondée de sang, qui semble redevenue barbare ; nous irons en Suisse, où tu voudras. Je gagnerai notre vie. Tu ne seras plus que riche d’amour, je vivrai pour toi. L’amitié, hélas ! est morte, Il n’y a plus que l’amour au monde ; ne le repousse pas, car de quoi vivrions-nous maintenant ?

— Oh ! murmura la jeune femme (ces mots effleuraient à peine ses lèvres, comme si elle se parlait à elle-même), abandonner mon père ! ma mère ! et le monde ?…

— Tout, dit-il avec passion, et je te le rendrai, va !

— Mon Dieu ! répétait-elle, mon Dieu !…

L’hésitation, l’anxiété, se peignaient sur son visage ; mas des lueurs, roses comme l’aube ou comme l’espoir, s’y montraient… Georges attendait, le cœur battant d’espérance. Mais tout à coup Maximilie fit un cri, et cacha dans ses mains son visage devenu tout pâle.

— Grand Dieu ! s’écria-t-elle, pouvais-je oublier… C’est impossible ! Ah ! je suis condamnée !

— Jamais ! s’écria-t-il, jamais ! Quelle est cette pensée qui t’arrache à moi ? Cela est faux, je te jure : cela est faux !

— Ne me demandez pas, dit-elle ; je ne pourrais… Ah ! ceux que la nature m’avait donnés pour guide ont perdu ma vie, ils m’ont jetée dans un gouffre dont j’ignorais la profondeur, et maintenant je suis esclave à jamais. Oh ! Georges, pardonnez-moi, je suis si malheureuse, ne m’accusez pas !

Elle parlait d’une voix déchirante et suppliante : elle était visiblement tombée de l’espoir dans l’abattement, et, couvrant son front de ses mains comme pour voiler une confusion douloureuse, toute son attitude implorait la résignation de son amant.

Elle ne put l’obtenir. Trop vivement déçu, la colère le saisit, et, cette amertume nouvelle renouvelant toutes ses douleurs amassées, il éclata en paroles cruelles, en reproches insultants, jusqu’à l’accuser de se jouer de lui par coquetterie, sans pitié. Prosternée contre le lit mortuaire, Maximilie ne répondait que par des sanglots ; elle étendit la main comme pour chercher un appui, et ne rencontrant que la main glacée, poussa un gémissement. Georges eut enfin honte de lui-même.

— Ah ! dit-il, pardon, madame ; pardon, mon ami. Eh quoi ! je voulais encore être heureux !

Il s’assit alors, mit sa tête dans ses mains et ne bougea plus, Bientôt après, la jeune femme se releva, baisa le front du mort, et d’une voix brisée :

— Jean, tu avais raison, dit-elle : les hommes, des choses sacrées, ont fait des choses impies, Adieu, toi Qui valais mieux que nous tous !

Elle s’arrêta devant Georges pendant une seconde :

— Georges, dit-elle, je vous aimerai toujours et je serai toujours malheureuse.

Puis elle s’enfuit, et lorsqu’il voulut la suivre et lui parler, déjà la porte s’était refermée.



X

GRANDEUR ET DÉCADENCE.

La scission s’était faite, aussi flagrante, aussi évidente qu’un fait, La limite entre les deux camps avait été marquée par cette chose ineffaçable, le sang. L’homme sans acquis, le pauvre avait été, de par la raison des baïonnettes, rejeté tout sanglant dans son gouffre de misère, d’où il s’était permis de vouloir sortir, et les vainqueurs s’occupaient à en sceller l’ouverture, tout indignés encore d’une telle audace, et bien persuadés de leur droit, puisque tout le terrain en dehors leur appartenait.

On put voir en ce temps-là que de l’état sauvage à l’état actuel de propriété, la distance n’est que d’une étape. À la fusillade du combat, succéda la fusillade après le combat ; les guerriers se firent assassins ; on se Tua sur les vaincus à coups de calomnie, en même temps qu’à coups de feu. On les traita officiellement de « forcenés armés pour le massacre et le pillage, de Nouveaux barbares sous les coups desquels la famille, la religion, la liberté, la patrie, la ’civilisation tout entière était menacée de périr »[1]. Avec tant de hâte, qu’ils oublièrent de se concerter, l’Assemblée nationale forgea dès le lendemain la loi de transportation, tandis que le général de Cavaignac convoquait les conseils de guerre. La liberté de réunion fut suspendue, la liberté de la presse fut suspendue, la liberté individuelle fut suspendue, l’humanité fut suspendue. La peur est une frénésie[2].

Dans cette commotion, qui arracha tous les masques et remit chacun à sa place, Brafort se trouva comme les autres débarrassé de l’attirail d’emprunt dont l’avait affublé la République. Le flot de février l’avait soulevé un instant ; le flot de juin le rapporta au rivage, tel que Dieu et la monarchie l’avaient fait, libre de ses mouvements et sur son terrain. Il était fait pour régner, parbleu ! comme l’est tout homme né sujet, et il régna par la violence et par la terreur, lui neuf centième, moins ceux de ses collègues qu’il aida à proscrire ; il vota les transportations en masses ; il fit, dans la joie de son cœur, le procès de cette république dont l’avénement lui avait causé tant d’insomnies ; il fît paraître à sa barre le gouvernement provisoire qui l’avait agité de tant d’inquiétudes ; il exécuta, lui, juge et partie, le socialisme, et soutint Quentin Bauchart.

Dans la joie de son cœur. Hélas ! le cœur de Brafort ne pouvait plus éprouver de joies que violentes et funestes, depuis le jour où, dans l’ivresse de sa rage, il avait frappé le fils de son frère. Un jour viendra où tout meurtrier sera, pour lui-même comme pour les autres, un fratricide ; mais, pour Brafort (comme pour la plupart encore d’entre nous), tous les meurtres qu’il avait commis avant celui-là n’étaient rien, et celui-là seul était un crime. En réalité pourtant, c’était de tous le moins volontaire ; une contraction des nerfs en mouvement, l’entrainement du coureur lancé, qui, sans pouvoir s’arrêter, écrase ce qui se rencontre sous ses pas. Mais Brafort ne chercha point dé circonstances atténuantes, et, quand il fut certain de la mort de son neveu, il se sentit moralement condamné. Sa conscience en reçut une atteinte profonde et qui réagit sur

  1. Proclamation de la Commission d’enquête. (Daniel Sterne, Histoire de la révolution de 1848.)
  2. Ce vertige de la peur, auquel les esprits les plus fermes et les âmes les plus nobles s’abandonnaient sans réserve et sans honte. (Idem).