Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/343

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le cerveau. Cet homme avait besoin de se croire un honnête homme, et jusque-là il s’était cru tel. L’idée de son crime le dévora nuit et jour. Il devint irritable à l’extrême, soupçonneux, fantasque, insensé parfois ; toutes ses facultés s’exaspérèrent. Il voulut garder son secret ; mais, dans ses rêves agités, dans ses délires, dans ses cauchemars, plus d’une fois ce secret s’échappa de ses propres lèvres. À partir de ce moment, le malheur commença pour Brafort.

Il arrive ainsi, dans certaines vies, qu’une série croissante de prospérités est suivie d’une série ininterrompue de désastres. L’homme, en pareil cas, accuse le sort, la Providence ou la société. Il s’en prend à des forces inconnues, ne voyant pas, dans le peu de connaissance qu’il a de lui-même, comment il a préparé, par sa propre action, les événements qu’il subit. Chacun porte en soi ses revers enveloppés dans ses triomphes. Ceux-ci, le plus souvent, ont créé ceux-là. Comme les défauts sont l’excès des qualités, les mêmes forces qui ont élevé l’homme l’abattent. C’est ainsi que l’esprit de domination, grâce auquel Brafort était devenu, en monde monarchique, un despote heureux et un vainqueur sans pitié, le poussa à la violence qui empoisonna la fin de sa vie ; c’est ainsi que son ambition sans bornes, après les satisfactions de sa richesse, visant l’orgueil du nom et des titres, lui avait fait prendre pour gendre un viveur qui le ruina.

Moins de deux ans après ce mariage, la dot de Maximilie n’existait plus, et les créanciers de monsieur de Labroie, las d’attendre, faisaient vendre aux enchères le domaine seigneurial. Brafort l’eût acheté, s’il l’avait pu ; mais son séjour à Paris comme législateur, et les préoccupations de toutes sortes qui l’agitaient, lui avaient fait négliger les affaires de sa fabrique. Il avait fait des pertes considérables sur certains marchés ; en outre, le travail était loin de produire ce qu’il produisait sous la surveillance du maître, et enfin le commerce, en ces temps troublés, languissait. Pourtant, afin de ne pas rester au-dessous des hauts personnages qu’il fréquentait, Brafort menait à Paris le train d’un quasi-millionnaire. En apprenant la faillite de son gendre, il sentit crouler sa propre fortune. Un moyen de salut lui restait : donner sa démission (il s’était fait réélire à l’Assemblée législative), retourner à R…, et se remettre à la tâche qui déjà l’avait enrichi. Mais, pour un homme qui avait tenu dans ses mains les destinées de l’État, qui recevait dans son salon de hauts personnages, qui disait aux princes Bonaparte : « Mon cher collègue ; » qui donnait des poignées de main à monsieur Odilon Barrot et à monsieur Thiers ; pour un tel homme, redevenir simple fabricant, c’était descendre, et, comme tous les parvenus, Brafort avait la rage de grimper. Il ne put se résoudre à cet abaissement, à cet affront. Et puis, son dévouement n’était-il pas utile à la France ? Il resta donc, fit l’impossible pour diminuer ses dépenses, et, au lieu de vraies réformes, rogna, lima, tondit sur des œufs, se mit en colère vingt fois le jour, changea de domestiques toutes les semaines, fit de son intérieur un enfer, se rendit très-malheureux et très-ridicule, et ne remédia nullement au mal.

Cependant il obtint une recette particulière pour son gendre. La France devait bien cela au nom des Labroie et à ses propres services à lui, Brafort. Il eut le chagrin à cette occasion de se séparer de sa fille et de sa petite-fille, une gentille enfant d’un an, dont il raffolait déjà sans vouloir en convenir. Maximilie suivit son mari en province, du même air triste dont elle vivait à Paris, près de lui. On trouvait dans le monde que cette mélancolie lui séyait fort bien, et quelques jeunes gens aimables, sachant que monsieur de Labroie négligeait sa femme pour des maîtresses, avaient essayé de la consoler ; mais Maximilie était restée invincible sans effort. Sa nouvelle séparation d’avec Georges, la mort de Jean, et le secret fatal de cette mort, qu’elle avait surpris pendant la maladie de son père, l’aversion que de plus en plus son mari lui inspirait, tous ces malheurs avaient frappé la pauvre enfant jusqu’à lui enlever toute la vivacité, tout l’essor de sa jeunesse. Elle ne trouvait de joie que dans sa maternité, et cependant, en embrassant sa fille, quelquefois des larmes amères coulaient sur ses joues.

La République était morte en juin, mais les vainqueurs aussi avaient succombé dans leur victoire, qui fit l’empire bien plus sûrement que le coup d’État de 1851. L’empire ne fut fait quoi qu’on ait dit, à Paris surtout, ni d’acclamation ni de terreur ; il le fut de la haine, du mépris du peuple et de son découragement. Pendant le pâle interrègne qui le prépara, Brafort, comme la plupart de ses collègues de la majorité, ne comprit, ne prévit rien ; les progrès de l’idée républicaine en province l’épouvantaient seuls, la peur du socialisme l’aveuglait, et le spectre rouge était son ombre. Il fit la loi du 31 mai en toute sincérité de cœur et donna aux déclarations du prince-président la plus entière confiance. Le coup d’État, en le surprenant, l’irrita. Il sentit bien que c’était sa déchéance. Puis la chose froissait ses idées d’honnêteté. Dans le pêle-mêle de ses préjugés, bons et mauvais, ce brave homme croyait aux serments. Il signa chez monsieur Odilon Barrot la protestation contre « l’attentat » ; il fut un de ceux qui accompagnèrent monsieur Daru au palais de l’Assemblée et, que bouscula le 42 de ligne. Il tint séance à la mairie du dixième arrondissement, sous la présidence de monsieur Benoist-d’Azy, parlementa solennellement avec l’officier chargé de faire évacuer la salle, se soumit à la consigne et demanda avec enthousiasme à être emmené à Mazas. On le dédaigna : il resta plein de colère.

Mais après le plébiscite, il réfléchit : après tout, le pouvoir de décembre était un pouvoir fort. C’est ainsi, on le sait, que Brafort comprenait le pouvoir ; acclamer celui-là ne coûtait donc rien à ses principes. Et puis son traitement de représentant suspendu, sa fabrique obérée, son gendre toujours endetté, il se voyait presque réduit à la pauvreté. Maxime était ministre. Brafort se dit alors, avec tant d’autres, qu’il était toujours honorable de servir la France, et même qu’une place de préfet lui siérait bien. Il écrivit au prince-président et fit passer sa demande par les mains de monsieur de Renoux. Elle fut accueillie et on l’envoya dans le midi de la France, à C…

Ce lui fut un renouveau d’importance et de fierté. Madame Brafort, également fort affligée de la perte de sa fortune, se ranima et recommença de pompeuses toilettes. Ne fallait-il pas trôner à C… ? N’était-on pas les représentants du pouvoir ? Brafort fut superbe dans ce rôle ; malheureusement il le prit trop au sérieux. La terreur régnait, aussi bête, aussi insensée que possible ; il trouva moyen de l’outrer. Il empoigna, proscrivit, fusilla. Il se fit empereur de son département avant que Louis Bonaparte se fût fait empereur de France. Tant que la chose n’eut lieu que contre les républicains ou contre des gens inoffensifs soupçonnés de l’être, il ne risqua rien. Mais un jour, dans l’ivresse de son despotisme, il s’attaqua à un Rothschild du pays, haut baron terrien et financier, qui boudait, il est vrai, le futur empire, mais par pure coquetterie. Huit jours après, Brafort était révoqué de ses fonctions.

Il courut à Paris se plaindre à Maxime ; mais, si jadis monsieur de Renoux avait servi Brafort en se servant de lui, s’il était capable même de l’obliger sans qu’il lui en coûtât rien, il n’entendait pas se compromettre pour un maladroit. Désormais il jugeait Brafort inutile. Aussi le reçut-il avec une froideur hautaine et ne songea-t-il qu’à se débarrasser de lui, s’il se pouvait, pour jamais.

— Les principes ! criait Brafort.

Monsieur de Renoux haussa les épaules :

— Il ne s’agit pas de cela.

— Comment ! balbutia Brafort stupéfait. Et de quoi donc ?