pour Paris, où il avait passé quelques années en donnant de ses nouvelles assez fréquemment. Enfin il était venu s’embaucher aux forges de Bruneray, dont il était un des meilleurs ouvriers, et il vivait en parfaite intelligence non-seulement avec sa mère et son frère Joseph, mais avec le chevalier.
À ceux qui s’en étonnaient et se permettaient de lui rappeler qu’il s’était exilé autrefois par indignation et chagrin de la conduite de sa mère, Gabriel répondait :
— Dans ce temps-là, j’ai eu tort ; ma mère était veuve et libre d’aimer. Elle a été pour mon père, tant qu’il a vécu, une bonne et fidèle épouse, une bonne mère pour ses enfants. Nous n’avons rien à lui reprocher, et ceux qui l’accusent sont, des imbéciles qui ne jugent de rien que par la routine, et n’ont aucune idée de la liberté de chacun et du respect qu’on se doit les uns aux autres dans ses sentiments.
— Mais le chevalier ? répliquait-on.
— Le chevalier a toujours été bon pour nous, il nous a servi de père, ma mère vit chez lui heureuse et honorée. Qu’est-ce que que je pourrais lui reprocher ? Je ne puis que l’aimer et lui être reconnaissant.
Et si l’on s’obstinait à ne pas comprendre, Gabriel, s’échauffant, reprochait aux gens de n’être indulgents que pour les coquins et de ne juger de rien que par habitude et préjugé ; il frappait des poings sur la table, et comme ces poings étaient bons, les gens se taisaient.
Gabriel et le chevalier discutaient cependant ensemble souvent, mais sans se fâcher, grâce, il faut le dire, au tact et à la bonhomie du chevalier, qui ne s’obstinait point, et qui en fait d’idées, loin de condamner le nouveau de prime abord, en était friand. Gabriel n’était pas de même humeur. Il avait rapporté de Paris des idées qu’on disait extraordinaires à Bruneray, et il voulait qu’on les adoptât comme il les avait lui-même reçues, tout d’un bloc et par une simple affirmation. Il tranchait sur tout, ne doutait de rien, parlait longuement, s’échauffait vite et ne supportait qu’à grand’peine la contradiction.
Le chevalier, avec son absence de parti-pris et sa fine bonhomie, l’assouplit un peu. Une autre personne bien moins spirituelle le dompta tout à fait : c’était Adolphine Forel. Séduit d’abord par sa jolie figure, le bon Gabriel s’était attaché plus profondément à elle en la voyant malheureuse ; car les deux sœurs, elles aussi, dans le grand changement qui avait eu lieu à Bruneray, avaient perdu leur clientèle. Excepté la famille Renaud et deux ou trois autres, toutes ces dames, y compris le haut et le petit commerce, se faisaient habiller désormais par la grande couturière venue de Chaumont et coiffer par la modiste parisienne.
Les pauvres filles en étaient réduites à vivre de pain. et de lait, comme tant d’autres ouvrières, et l’amour-propre froissé, le regret de la situation perdue, augmentaient encore leurs souffrances. Adolphine avait accepté avec empressement les propositions de mariage de Gabriel, assez beau garçon, beau parleur, et dont le salaire atteignait cinq francs par jour. Ils étaient fiancés et devaient se marier sous peu.
IV
UN RENDEZ-VOUS AGRICOLE.
Le jour même où l’on attendait Roger dans sa famille, en cette première semaine des vacances d’août, Régine et Lucette étaient parties de grand matin pour la campagne que possédaient les Renaud, à quatre ou cinq kilomètres de Bruneray. Cette détermination avait bien. un peu étonné leur mère.
— Car, disait-elle à Régine, tu sais que Roger arrive vers les quatre heures, et vous serez difficilement de retour à cette heure-là.
— C’est vrai, répondit Régine ; mais un peu plus tôt, un peu plus tard, cela ne fait rien, tandis que, pour les raisins, cela presse beaucoup, et, puisque le chevalier a choisi ce jour et que c’est convenu…
Elle rencontra le regard étonné de sa mère et, se sentant rougir, elle se leva comme pour chercher quelque chose. Madame Renaud restait peu convaincue ; mais, voyant entrer son mari, elle n’ajouta pas un mot ; car la bonne femme n’était perpétuellement occupée, sans autre parti pris, qu’à empêcher ses filles de souffrir de l’autorité paternelle, un peu rude, qu’exerçait monsieur Renaud, non pas qu’il fût méchant homme, mais seulement par principes et parce que la tradition le voulait ainsi.
Régine et Lucette étaient donc parties par le premier train, car le chemin de fer longeait leur campagne et la station en était peu éloignée. C’était là un avantage que les nouveautés avaient fait à monsieur Renaud, puisque sa propriété en avait fort augmenté de valeur. Ce n’était point une terre d’agrément, mais de rapport : une bonne métairie avec bâtiments d’exploitation, et un simple pied-à-terre à côté de la maison du fermier. Cependant le jardin était bien planté d’arbres fruitiers et d’une belle tonnelle de vignes, qui ce jour là était le but, — à moins que ce ne fut le prétexte, — de l’excursion. Il s’agissait, d’après le conseil du chevalier, d’enfermer les raisins dans des sacs de papier huilé, tant pour les préserver des guêpes, qui les pillaient outrageusement chaque année, que pour aider à la chaleur, que le soleil de la Haute-Marne leur épargnait trop. On avait pris rendez-vous depuis deux jours, le chevalier avec Joseph, devant montrer la méthode et aider à l’opération ; il n’y avait donc pas moyen d’y manquer, ainsi que l’avait judicieusement fait observer Régine à sa mère, et si cela se trouvait être justement le jour de l’arrivée de Roger à Bruneray, mon Dieu ! peut-être, — la chose était probable, — n’y avait-on pas pensé.
Mais, si la nouvelle de cette excursion arrive aux oreilles de quelqu’un de Bruneray, il ne manquera pas de s’écrier :
— Quoi ? des jeunes filles aller seules ainsi !
On pourrait répondre à cela que mesdemoiselles Renaud, simples filles de marchands, — il est vrai que les Renaud disaient négociants, — n’étaient pas tenues à l’étiquette du grand monde. Mais cette excuse manquerait de véracité, la classe des marchands, — ou négociants, — n’ayant eu garde, à Bruneray comme ailleurs, de ne pas copier les habitudes de la haute société. Mesdemoiselles Renaud ne sortaient donc à l’ordinaire de Bruneray que bien accompagnées, et si, pour aller à deux pas de la maison, on ne les faisait pas, comme Émilie, escorter d’une bonne, c’est tout simplement qu’elles n’en avaient pas. Cependant à l’égard de la campagne c’était différent : car il y avait obligation de s’y rendre fréquemment pour le lait, pour les fruits, pour les comptes, pour les récoltes, et monsieur Renaud n’ayant pas toujours le temps de s’en occuper, s’en occupant même fort peu, il faut le dire, il avait bien fallu, par nécessité, écarter sur ce point le strict. décorum. Ce n’était d’ailleurs qu’aller chez soi, et les dix minutes de chemin de fer qui empêchaient que la métairie fût la prolongation du jardin étaient si peu de chose ! Madame Renaud faisait seulement conduire ses filles à la gare par la petite voisine qui venait le matin laver la vaisselle et balayer le magasin de cette façon, nul n’y trouvait à redire.
Descendues à la station, les deux jeunes filles s’engagèrent dans le chemin gazonné, entre deux haies touffues, qui conduisait à la Bauderie, leur campagne. Il était huit heures environ. Cette matinée d’août, rafraîchie par une brise molle, était charmante ; c’était