Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/226

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l’heure où les oiseaux se répandent en chansons et les fleurs en parfums, avant l’écrasante chaleur qui bientôt va les allanguir. Les yeux de Régine étaient fixés devant elle, mais si vagues, si noyés de rêveries ! ce n’était pas, bien sûr, le chemin qu’ils regardaient ; ce n’était pas non plus la marche à peine commencée qui lui donnait ce souffle un peu haletant et colorait ses joues d’un ton plus vif que leur rose accoutumé. Elle se taisait, tandis que sa jeune sœur babillait près d’elle, à l’envi des merles. Après s’être donne d’abord complaisamment la réplique à elle-même, tout à coup, secouant pour ainsi dire sa sœur ainée du geste et de la voix, Lucette s’écria :

— Bon ! te voilà encore dans tes rêveries ! À quoi penses-tu ?

Régine sursauta.

— Moi ? À rien.

— À rien ? toujours à rien, bon Dieu ! J’ai une grande sœur qui a perdu l’esprit !

Là-dessus Lucette se mit à faire, tout en marchant, des gestes de comique désespoir, et, comme Régine y faisait peu d’attention, elle s’arrêta brusquement et, passant le bras sous celui de sa sœur en la regardant de près :

— Eh bien ! moi, je le sais à quoi tu penses.

Une vive rougeur couvrit le visage de Régine.

— Laisse-moi donc, petite folle.

— Bien, madame, bien, on vous laissera !

Et ce disant, Lucette se mit à gambader en avant sur le chemin, donnant au panier de provisions qu’elle portait d’effroyables soubresauts.

— Lucette, donne-moi le panier, dit Régine, qui saisit l’occasion de retrouver un peu d’aplomb en reprenant le rôle maternel.

— Ah ! ciel ! Ah ! ciel ! s’écria l’espiègle en se précipitant à genoux devant le panier, après l’avoir déposé par terre ; que de malheurs ! quels renversements, quelles catastrophes, quels mélanges !… Ah ! ces étourdies ! madame ! ces étourdies ! quel fléau !

Puis, se relevant tout à coup, au moment où Régine arrivait près d’elle :

— Eh bien, madame, il y a… qu’il n’y a rien.

Elle emporta de nouveau le panier d’une course folle ; mais, craignant peut-être d’avoir fâché sa sœur, qui n’avait pu retenir un sourire, elle revint d’un pas posé.

— N’est-ce pas qu’on est bien malheureux, madame, d’avoir une pareille enfant ?

— Puisque tu n’as que dix ans, ma pauvre petite ! répliqua Régine.

— Oh ! madame ! est-il permis de calomnier ainsi ?… Vois-tu, petite sœur, je suis trop contente d’avoir là une bonne journée a passer aux champs, à courir avec toi, avec Joseph, avec le chevalier. Ça me met des ressorts dans les membres et je saute presque malgré moi. Mais on va être sage ; tenez, madame, voyez.

Lucette alors prit subitement une démarche grave, onduleuse, tout à fait comme il faut, même avec un peu d’exagération.

— Voyez, je vous prie, madame, si cette demoiselle de dix-sept ans n’a pas l’air d’en avoir trente pour la sagesse, bien entendu ? Ah ! ma chère, que j’ai de chance ! Voici justement le chevalier et Joseph. Un peu plus tôt, je fondais sur eux au bout de ma course, et ma réputation de gravité en aurait souffert.

Elles s’avancèrent alors en souriant au-devant de leurs amis, et à peine Joseph avait-il échangé une poignée de main avec Lucette, qu’il se hâta de la débarrasser de son panier. Joseph maintenant est un grand. garçon de dix-huit ans, à qui l’on en donnerait vingt-trois pour la taille ; mais l’expression timide et naïve de ses traits, en dépit d’une barbe déjà épaisse, annonce son âge véritable. Il s’y mêle toutefois quelque chose de pensif et de sérieux, qui donne à cette jeune figure, déjà remarquable par la beauté de son type, une physionomie différente de celle d’un paysan ordinaire. Car c’est bien un paysan, sa blouse, ses souliers ferrés en témoignent, et plus sûrement ses mains rudes et nerveuses, quoique petites ; car autrement l’élégance de sa taille haute et souple pourrait faire croire à un déguise ment. Il n’a pas ces épaules courbées, cette sorte de dépression qu’imprime au travailleur des champs, même dans la jeunesse, le travail excédant subi dès l’enfance, et il est facile de voir que l’aisance et des soins intelligents ont mis celui-ci à même de ne recevoir de la vie champêtre et du travail que leurs avantages. Le langage de Joseph, quoique très-simple, est celui d’un homme bien élevé, il a quelque chose de la voix et des manières du chevalier, il parle un français tout aussi pur que celui du gentilhomme. En somme, ni paysan, ni bourgeois, rien de convenu ; et l’on pourrait presque dire rien de connu ! car ce n’est pas non plus un berger de l’Astrée, mais un simple travailleur, instruit et bien né.

Lucette le regarda avec une admiration naïve et très-évidemment avec un grand plaisir, sans trouble pour tant, bien que son regard se voile ou se détourne sous une impression de pudeur ou de réserve instinctive, quant à son tour Joseph, mais plus furtivement, la regarde. L’adolescente est devenue jeune fille, mais il n’y a pas bien longtemps, et sa vivacité, sa souplesse et sa pétulance éclatent encore souvent, comme on l’a vu, Sous le vêtement de la demoiselle. Dans ce chemin étroit, naturellement les deux enfants prennent les devants, et Lucette cause avec animation près de Joseph, plus timide. On est d’ailleurs à deux pas de la métairie et l’on n’a que le temps d’échanger peu de mots. Le panier contient avec les provisions un paquet de papier aussitôt, après avoir dit bonjour aux métayers et s’être rafraîchi d’un verre de piquette, on se met à l’œuvre. C’est Joseph qui est le professeur, car il s’occupe encore plus que le chevalier de mettre en œuvre les procédés fournis par leur journal d’agriculture ; il taille les sacs, les ficelles, Régine et Lucette collent ! monsieur de La Barre lui-même les aide, et, comme on a bientôt un nombre respectable de sacs, on se dirige vers la tonnelle, avec une échelle que porte Joseph. Ici, Lucette est tout à fait heureuse. Elle a jeté son chapeau, malgré les réclamations de sa sœur, qui ne voudrait pas qu’elle laissât brûler au soleil son teint blanc. et ses joues roses ; elle a retroussé sa robe, et, dressée sur la pointe des pieds, la taille cambrée, les bras tendus, elle se suspend aux pampres comme une chevrette, s’y accroche les cheveux, s’ébouriffe aux vrilles, grimpes saute, babille et rit. Elle anime à elle seule tout le jardin, que sa voix emplit de notes fraîches, et le soleil lui-même, autour d’elle, rit et danse à travers les jours de la tonnelle. Joseph n’avance pas à l’ouvrage ; il est plein de distractions, qui sont le sujet de nouveaux rires et de taquineries de la part de Lucette. Le chevalier les regarde pensivement, et Régine, qui semble ne rien voir et ne rien entendre, noue silencieusement autour des grappes les sacs de papier.

L’heure s’avançait, le soleil était au zénith, et Régine, plus préoccupée que jamais, la respiration entrecoupée, laissait pendre ses bras à son côté.

— Déjà fatiguée ! lui cria Lucette. Oh ! moi, je ne suis pas lasse du tout ; je travaillerais ainsi tout le jour. C’est si bon d’être dehors !

Monsieur de La Barre tira sa montre, où Régine aussitôt jeta les yeux, et ils échangèrent un regard.

— Venez marcher un peu à l’ombre des chênes ; cela vous fera du bien. Régine, dit-il.

Elle le suivait sans répondre, quand la petite bavarde reprit :

— Chevalier ! Puis s’interrompant : Faut-il dire baron ?

— Cela m’est égal, Lucette.