les gens du loin. Quant à ceux du pays, ils ne se portaient pas mieux qu’ailleurs, chose étrange.
Outre les pèlerins, il se rendait aux Vreux ce jour-là un grand nombre de bateleurs, jeux, loteries, carrousels, femmes géantes, phoques savants, et tutti quanti. Des marchands y venaient de toutes les villes voisines, on disait même de Chaumont. Tous les gens du pays, il va sans dire, affluaient ; la jeunesse paysanne y dansait en plein air, et la bourgeoisie de Bruneray allait s’y promener, d’un air moqueur, il est vrai, mais enfin elle. n’y manquait point. Quand on vit à Bruneray, le nouveau, même forain, n’est jamais à dédaigner.
Aussi retrouverons-nous là toutes nos connaissances ; mesdames de La Rive elles-mêmes daignèrent s’y rendre vers deux heures. Lucette et Régine, accompagnées de leur excellente mère, qui s’impose pour les distraire une lourde fatigue ; car, outre les deux kilomètres qui séparent les Vreux de Bruneray, il n’y a de siéges que dans les cafés, et ceux que leur dignité empêche de s’asseoir sur le gazon ne peuvent se reposer que d’une jambe sur l’autre. Lucette et Régine sont à la fête depuis midi ; Lucette est si amusée de tout cela ! Il faut avec elle, bon gré, mal gré, entrer dans toutes les baraques, s’arrêter devant tous les étalages, contempler les danses. Elle est enchantée de rencontrer Joseph pour lui demander toutes sortes d’explications ; car elle persiste, malgré les dénégations du jeune homme, à le traiter en savant. Le jour d’apparat, Joseph a, comme les autres, quitté la blouse, et, dans cet habit de drap bleu foncé, en dépit de sa coupe villageoise, ne dirait-on pas un jeune monsieur ? Lucette, pressée par la foule, s’oublie jusqu’à passer le bras sous celui de Joseph. Sa mère lui fait les gros yeux, et Lucette voit bien qu’elle sera grondée ; cette étourdie n’a garde pourtant de retirer brusquement son bras, et elle attend héroïquement pour cela une occasion ; — héroïquement, c’est beaucoup dire, car elle voit Joseph à la fois si confus et si heureux ! — Quant à Régine, elle a les regards, tantôt noyés et tantôt furtivement inquisiteurs, d’une amoureuse pour qui tout est prétexte à rendez-vous ; elle est capable de n’avoir vu ni lapin, ni carpe, ni phoque, ni géante ; elle a tourné le cercle de la loterie d’une manière qui a fait hausser les épaules à Lucette. Mais ses yeux voient plus loin que tous les autres sur le chemin de la colline, et ils aperçoivent Roger, qui descend en compagnie d’Ernest.
Pour le moment, il n’y a pas au château le moindre vicomte, le moindre reporter, le moindre sportsman de la bohême parisienne. Aussi Ernest de La Rive ne peut-il se passer de Roger. Il l’accapare, le tient par le bras et le tutoie. Il est très-bavard, comme d’habitude, et s’écrie, du haut du chemin, à l’aspect de la foule mouvante et bariolée qui remplit la prairie :
— Dieu ! mon cher, que de femmes ! En voilà de toutes les couleurs, et j’espère que nous allons passer une revue !… C’est qu’elles ne sont pas toutes mal au moins, vos Brunériennes ! Et croiriez-vous, mon très-cher, que je ne sais pas encore ce qu’il peut y avoir de miel au fond de leurs lunes d’amour ? Et je suis ici depuis deux mois ! Et aucune de nos belles visiteuses ne m’a permis de baiser plus que sa main ! Vertus encore farouches ou déjà occupées ! Je n’ai pas de chance et j’enrage, je meurs, je suis affamé ! Je me sens des désirs d’ogre ! Je descends sur ce troupeau comme le loup dans la vallée. Gare dessous !
Le jeune Ernest débitait ses gentillesses en s’éventant de son mouchoir et avec la prétention qu’il avait toujours de dire des choses charmantes ou remarquables. C’était un jeune homme de petite taille, assez délicat et qui complétait à force de soins, de parfumerie et de miévreries, son apparence féminine. Joli garçon, riche, gâté par sa mère, il avait tout ce qu’il faut pour manquer de cœur et de sens commun, et il fallait peut-être lui savoir gré de ne faire de mal que pour son plaisir et même sans trop s’en douter.
Entre ce produit de serre parisienne, nourri de vanités et de sucreries, et déjà tout gangrené de corruption élégante, puisque l’étude même avait été dépouillée de ses rigueurs, et le succès de ses difficultés ; entre Ernest de La Rive et Roger Cardonnel, doucement, mais sainement élevé, et que l’ardeur de l’étude, outre un chaste amour, avait préservé de la vie relâchée des étudiants, il existait une telle différence que leur intimité peut paraître surprenante et faire supposer chez Roger plus de calcul qu’il n’est permis à une généreuse nature. Mais Roger n’a vu tout d’abord dans Ernest que le spécimen d’un monde nouveau, qui lui semble, comme tout inconnu, curieux à connaître, et il a été touché et flatté de se voir recherché par ce beau fils de famille ; car Roger n’est pas un philosophe ; il subit l’influence de tout préjugé ambiant, dont il n’a pas percé la sottise, et il lui faut, comme à tout autre, plus qu’à beaucoup d’autres, car il n’a que vingt-trois ans, le temps de connaître avant de juger. Il est d’ailleurs de ces natures bienveillantes qui ne prêtent à autrui que des qualités jusqu’à preuve contraire, de ces idéalistes qui persistent dans leur rêve aussi longtemps qu’ils le peuvent. Ernest le choque par certains côtés, le séduit ou l’éblouit par d’autres. Roger n’a pas encore de principes nets ; il n’a que des sentiments énergiques, mais tempérés cependant par une modeste défiance de lui-même. Entraîné par sa famille, il a subi le prestige des habitants du château, et la protection qu’il en espère, qui lui est promise, le rend non point servile à leur égard, mais reconnaissant.
Il sourit, quoique avec un peu d’embarras, des confidences d’Ernest, qu’il prend pour de simples plaisanteries, et ils s’avancent, au bras l’un de l’autre, dans le champ de fête. Ernest, appuyé nonchalamment sur Roger, lorgne à droite et à gauche les femmes qui passent ; tout à coup il s’écrie :
— Voilà qui est révoltant !
— Qu’est-ce ? demande Roger.
— Voyez ce balourd qui se donne des airs d’en avoir deux, quand nous n’en avons pas une !
Roger, retournant la tête, vit Gabriel, qui promenait, en leur donnant le bras, les deux demoiselles Forel ; il connaissait un peu Gabriel, pour l’avoir rencontré à la Cerisaie, et il connaissait beaucoup Marianne et Adolphine, intermédiaires de sa correspondance avec Régine. il se hâta donc de saluer ce groupe amicalement, et trois saluts des plus empressés lui retournèrent, dont l’un, éclairé, par le sourire provoquant d’Adolphine, fut tout à fait aimable.
— Vous les connaissez, mon cher, s’écria Ernest, mais alors mettez-moi en relations avec cette jolie blondine, qui me paraît aussi coquette que ravissante. Ma parole d’honneur ! elle est à croquer ; reprit-il en la lorgnant.
Car Adolphine s’était arrêtée et retenait ses compagnons devant l’étalage d’une loterie, comme si elle eût voulu se prêter à cet examen admiratif, qui peut-être ne lui avait pas échappé. Roger hésita, fit quelques objections ; mais, entraîné par Ernest, il vint engager la conversation avec les demoiselles Forel, qui s’y prêtėrent de bonne grâce, malgré le sentiment évidemment contraire de Gabriel. Ernest de La Rive, — il ne prenait pas d’autre nom et avait laissé à son père celui de Jacot. — n’avait pas besoin d’être nommé pour être connu ; adressa la parole à Adolphine, et prit de suite avec elle, sans y mettre plus de façon, le ton de la galanterie. Roger ayant mis à la loterie en faveur de Marianne, Ernest voulut faire de même pour Adolphine ; mais déjà ses manières vis-à-vis d’elle, et peut-être surtout le plaisir qu’elle montrait des hommages du jeune châtelain, avaient indisposé Gabriel : il s’y opposa.
— Mademoiselle est ma fiancée, dit-il à Ernest, et c’est moi seul qui ait le droit de payer pour elle.
— Si mademoiselle n’est que votre fiancée, répondit