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Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/230

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Ernest d’un ton sardonique et d’un air méprisant pour le malotru qui osait lui tenir tête, elle est libre de faire ce qui lui plaît.

Et il insista de nouveau près d’Adolphine, qui n’osait accepter, mais en mourait d’envie. Elle le remercia d’un air attendri, tandis qu’elle disait à Gabriel :

— Vous êtes vraiment bien méchant !

Pendant ce temps, la chance favorisait Ernest, et la marchande, prenant dans le conflit le parti de la bourse la mieux garnie, présentait Adolphine un vase de verre bleu, enjolivé de blanc, qui, sans avoir de valeur véritable, pouvait exciter le désir d’une pauvre fille sevrée de toute fantaisie. Elle le prit, sans trop savoir ce qu’elle faisait ; puis voulut le rendre à Ernest, qui refusa de le prendre. Gabriel, rouge de colère, avait brusquement dégagé son bras de celui d’Adolphine.

— Donnez ce vase à la sœur, Ernest, je vous en prie, disait Roger. Gabriel est un honnête garçon, ne le fâchez pas.

Mais Ernest, sans l’écouter :

— Non, mademoiselle ; je ne reprendrai pas ce vase, que j’étais trop heureux de vous l’offrir. Gardez-le, et pensez quelquefois en le voyant qu’il me restera de notre rencontre un ineffaçable souvenir.

Il s’était approché d’Adolphine pour qu’elle entendit seule ces derniers mots.

Elfe rougissait d’orgueil et baissait les yeux, toute au plaisir de cet hommage.

Venez-vous, Marianne ? dit Gabriel d’une voix stridente.

C’était abandonner Adolphine. Elle le sentit, tressaillit, et, jetant à Ernest un regard d’adieu fort ému, elle se rapprocha de Gabriel et voulut prendre son bras : elle avait encore le vase à la main.

— Pas avec ceci ! lui dit Gabriel sévèrement.

Adolphine voulut alors passer le vase à sa sœur ; mais Gabriel le prit au passage et le laissa tomber par terre, où il se brisa. Parmi les quelques témoins de cette scène, il y eut des exclamations.

— Oh ! quel dommage, dit seulement Marianne, de sa voix douce et triste.

Mais Adolphine se mit à pleurer.

C’est une brutalité inqualifiable ! s’écria le jeune Ernest en colère. Mademoiselle, continua-t-il en s’adressant à Adolphine, je regrette d’être la cause involontaire de votre chagrin ; mais je crains encore plus vivement, si l’on se conduit déjà de cette manière vis-à-vis de vous, que vous ne soyez plus tard fort malheureuse.

— Vous croyez ça, monsieur ? répliqua Gabriel en faisant un pas vers lui. Eh bien ! c’est ce qui vous trompe. Nous ne sommes pas, nous autres, de ceux qui enjôlent les femmes, pour les jeter après dans la rue ; nous les épousons honnêtement, et ma femme sera traitée par moi avec autant d’honneurs qu’une fiancée, pourvu bien entendu qu’elle soit honnête et ne prête pas l’oreille aux petits crevés qui vivent sur le bien d’autrui.

— Insolent ! s’écria Ernest.

Déjà Gabriel, entraîné par Marianne ainsi que par Adolphine, maintenant effrayée des conséquences de sa coquetterie, avait tourné le dos et s’éloignait.

— Quel est ce manant ? demanda Ernest, qui avait perdu tout son sang-froid, à ceux près desquels il se trouvait, et l’un d’eux s’empressa de lui dire, avec une servile et lâche complaisance :

— Monsieur, c’est un de vos ouvriers mécaniciens, Gabriel Cardan.

— Un qui vient de Paris, ajouta un autre, et que c’est pas là qu’on apprend à respecter ceux qui le méritent.

— Ce n’est pas étonnant, reprit un troisième, puisque c’est un partageux.

— Ernest, dit Roger en entraînant son compagnon, j’espère que vous ne songez pas à vous venger de cet homme ; ce ne serait pas digne de vous, d’autant mieux que c’est vous qui avez eu les premiers torts.

— Vous trouvez, mon cher ? Ce n’est pas mon avis, dit le jeune homme d’un ton sec, et je m’étonne que vous preniez la défense de ce malotru.

— J’y suis intéressé, reprit Roger, car c’est par mon entremnise que vous les avez abordées ; j’ai des obligations à ces demoiselles, et quant à…

— En vérité ! s’écria Ernest en éclatant d’un rire forcé. Eh bien ! mon cher, si vous avez des obligations à ces demoiselles, pourquoi m’empêcher d’en avoir aussi ?

— Je ne sais ce que vous voulez dire, répliqua Roger en rougissant ; mesdemoiselles Forel sont très-respectables. Quant à Gabriel, il est protégé par monsieur de La Barre.

— Ah ! c’est là le fils !… Il paraît que ce brave baron s’est furieusement encanaillé ? Après tout, il a eu raison et je ne demande pas mieux que d’en faire autant. Seulement on ne garde pas sur les bras ces femmes et ces enfants-là.

— Vous trouvez ?… dit Roger en regardant l’héritier des Jacot.

Et, pour la première fois, il se sentit le cœur glacé par cette parole élégante. Il voulut cependant insister encore pour Gabriel, mais il n’obtint que cette parole :

— Mon cher, il ne faut jamais se laisser manquer impunément par ses inférieurs : c’est de mauvais exemple.

Sur ce, apercevant son père, sa mère et sa sœur, qui, en compagnie de deux ou trois personnes, actuellement en visite au château, regardaient les danses en plein air, il se rendit près d’eux, et la conversation en resta là sur ce point.

— Monsieur Roger ! savez-vous, dit mademoiselle Marie de La Brive, je meurs d’envie de danser aussi, dans cette poussière, avec ces bons villageois !

— Je suis à votre disposition, mademoiselle, dit Roger ; mais peut-être…

Et il regarda en souriant madame Jacot et d’autres notables.

— Vous savez, monsieur Roger, que ma fille a toujours quelque fantaisie, mais celle-ci n’est pas exécutable. Vous l’avez sagement compris.

Bientôt les Cardonnel vinrent à leur tour renforcer le groupe Jacot, et l’on devisait gaiement, en se moquant des splendeurs de la fête et de la tournure des campagnards endimanchés, quand, depuis quelques instants, le ciel s’était rembruni, — une pluie torrentielle, un grain, que rien ne faisait prévoir une demi-heure avant, dans le ciel éclatant de cette journée d’août fondit sur le champ de fête et dispersa tous les promeneurs. En un moment, tous les cafés, toutes les baraques, tous les abris furent pleins, et jusqu’au dessous des charrettes, où se blottirent ceux qui ne pouvaient payer l’entrée d’un refuge. Mais la toile des tentes fut bientôt percée, et ceux-là seulement qui avaient pu gagner les maisons du village, ou qui avaient trouvé place dans le grand-café, muni d’une toiture en planches, furent à l’abri de tout dommage.

Ce grand-café, se trouvant assez proche du lieu où l’on dansait, c’est là que s’étaient immédiatement réfugiées les familles Jacot et Cardonnel, ainsi que les autres notables de Bruneray ; devant ce groupe imposant, la foule, même dans l’ahurissement du sauve-qui-peut, avait respectueusement livré passage et n’avait rempli qu’à la suite le grand-café. Lorsque Gabriel et les deux demoiselles Forel y arrivèrent, essoufflées d’une course rapide et déjà trempés à demi, toutes les tables, tous les bancs étaient remplis, et les intervalles même encombrés.

Dans le passage du milieu de la salle, où s’arrêtèrent forcément Gabriel et ses deux compagnes, régnait, grâce au rafraîchissement subit de l’atmosphère, un courant d’air assez vif qui faisait balancer les deux toiles, celle de l’entrée et celle du fond, servant de portes. Adolphine et sa sœur n’avaient sur le cou sur les bras