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qu’un peu de mousseline tempée ; elles frissonnèrent et Adolphine murmura :

— Nous qui avions si chaud tout à l’heure ; c’est de quoi prendre la mort.

— Mais il y a une autre salle, dit Gabriel.

Et il se fit passage vers la toile du fond et allait la soulever quand une paysanne l’arrêta.

— Oh ! l’on n’entre pas là, dit-elle d’un air mystérieux.

— Pourquoi donc ?

— C’est là que sont les grandes gens du château et de la ville, répondit-elle à demi-voix.

— Ça n’est pas une raison, répondit Gabriel, s’il y a de la place. Faut-il prendre du mal de peur de les gêner ? Sur ma parole, c’est donc tout comme autrefois, sous l’ancien régime ?

Il souleva la toile, et, voyant deux tables vides, il fit signe aux demoiselles Forel de le suivre ; puis il entra en soulevant son chapeau, et, demandant à une fille de café qui sortait de mettre trois couverts, il s’assit à une table et y fit asseoir Marianne et Adolphine.

Cette prise de possession d’une place vide dans un lieu public n’avait assurément rien que de légitime, elle n’avait même rien de choquant au point de vue de nos mœurs et de l’égalité générale. Mais cette base actuelle des rapports sociaux, pour avant qu’elle soit entrée dans l’esprit des lois et dans l’opinion, n’ayant point encore la sanction des réalités, n’étant qu’une donnée, un idéal, et non point un fait, reste pour ainsi dire à l’état mouvant et se voit facilement déplacée par tout fait qui lui est contraire. Depuis l’installation à Bruneray du grand industriel, sous l’influence de plus en plus étendue, de plus en plus exagérée peut-être, de sa richesse et de son pouvoir, ce qui pouvait exister auparavant de sentiment du droit commun et de respect pour l’égalité civile avait fait place à l’admiration, au respect, au culte de cette puissance dont les bienfaits apparents avaient jeté tous les esprits dans les voies d’espérances nouvelles où ils s’exaltaient. On répétait : « C’est la richesse du pays, » et chacun pensait que ce pouvait être aussi la sienne. De ces espérances, monsieur Jacot était l’arbitre ; de ce culte, le plus général de tous, des humains pour la richesse, il était le dieu, ou tout au moins le grand prêtre. Quoi que l’on puisse proclamer d’égalitaire, tant que l’égalité n’existera pas, la misère produira toujours la servitude, et la hiérarchie la servilité. Gabriel avait donc eu raison de s’écrier : « C’est tout comme sous l’ancien régime ! » Jamais baron d’autrefois n’avait été plus puissant et plus respecté que monsieur Jacot.

Tout dieu aime l’encens. Monsieur Jacot de la Rive s’était si facilement et si bien acclimaté, lui et les siens, dans cette atmosphère de respects et d’adoration qu’on lui avait faite à Bruneray, qu’il ne concevait plus les choses autrement. Sa taille en était devenue plus droite et son attitude plus imposante ; il marchait dans sa force et sa majesté, bon prince, mais à condition que son peuple fût humble et soumis. L’audace de Gabriel s’introduisant dans la salle qu’il occupait avec ses élus, et au seuil de laquelle il avait conscience que le respect arrêtait la foule, lui parut donc un crime de lèse-majesté. Il fronça le sourcil à la manière de tous les Jupiters ; madame Jacot fit une moue méprisante que toutes les autres dames imitèrent ; Marie, trouvant la chose originale, se mit à rire et à regarder les deux ouvrières comme on regarde des animaux ou des marbres ; la conversation, qui était fort animée, tomba aussitôt.

Les trois intrus n’étaient pas sans avoir conscience de leur situation. Gabriel faisait bonne contenance, mais non sans irritation et trouble secrets, Marianne était toute pâte, mais ne disait rien. Adolphine, rouge et déconcertée murmurait : « Nous ferions mieux de nous en aller. »

— Non ! répondit Gabriel, et il frappa sur la table pour appeler.

Mais la haute société était servie, et les gens du café, affolés par les demandes qui s’élevaient de toutes parts, dans la première pièce, n’entendaient, ni ne répondaient pas. L’averse durait toujours. Du noble groupe, tombaient sur les trois prolétaires des regards de mépris, et Gabriel entendait son nom prononcé à demi-voix.

— Quel est cet homme ? avait en effet demandé monsieur Jacot. On s’était empressé de le satisfaire avec commentaires. Ernest avait ajouté un mat :

— Ce croquant-là m’a déjà marché sur le pied, dit-il.

— Je vous assure que c’est pourtant un brave garçon, avait dit timidement Roger.

— Monsieur de La Barre le protége, avait ajouté monsieur Cardonnel.

Et ces deux paroles avaient été toute la défense du coupable, dont la sentence pouvait déjà se lire dans les yeux du juge.

Enfin la pluie cessa. Les Jacot et leur groupe sortirent du café, et Gabriel, qui avait enfin obtenu, pour lui et ses dames, du jambon, du vin et du fromage, resta sur le champ de bataille.

Il n’en était pas plus vainqueur pour cela. Au dehors, le bruit de son sacrilége s’étant répandu, le populaire le blâmait avec indignation, et avec lui cette malheureuse ville de Paris, qui paraissait en avoir été complice. Parmi l’entourage de monsieur Jacot, plusieurs, à la sortie du café, avaient repris le sujet de cette inconvenance, et l’on avait dit aussi :

— Voilà bien les ouvriers de Paris ! Ce ne sont pas les nôtres qui auraient osé… Quelle race ignoble et insolente !

— Ce n’est rien, avait dit monsieur Jacot, de l’air d’une majesté qui ne veut pas s’avouer touchée ; ça ne vaut pas même la peine d’y faire attention. Seulement, comme en effet ces gens-là sont de mauvais exemple pour les ouvriers honnêtes, on renverra celui-ci à Paris.

Leur voiture s’avançait et madame allait monter pour retourner au château, quand Marie s’écria :

— Mais nous n’avons pas vu la moitié des magnificences de la fête. Maman, tu m’as promis les baraques. Je veux les baraques, il me les faut !

— Enfant terrible ! dit monsieur Jacot. Mais la pluie…

— La pluie est passée, il fait un soleil superbe, et d’ailleurs s’il pleuvait encore nous serions à couvert.

— Quoi ! mademoiselle Marie, vous voulez entrer là-dedans ? dit Émilie, qui ne désirait elle-même rien tant que d’y aller ; car elle n’était pas gâtée sur les distractions.

— Pourquoi pas, puisque cela m’amuse ? Vous ne voulez pas y entrer, vous ?

— Oh ! Je vous suivrai, si c’est votre fantaisie.

On se prit alors le bras en riant, et, couple par couple, on marcha vers la plus importante des baraques, une ménagerie, qui avait au-dessus de la peinture de tous les animaux de la création arboré ce titre : Aux immortels !

— C’est à faire rêver, dit Ernest, qui donnait le bras à Émilie, en s’arrêtant devant la baraque. Est-ce une invocation aux dieux païens ou aux fauteuils de l’Académie ?

— C’est tout bonnement, répondit Roger, qu’ils vont nous montrer le phénix ou bien la colombe de l’arche.

— Ou le cochon de saint Antoine, dit monsieur Jacot, ce qui parut plein d’esprit et fit beaucoup rire.

Ce fut en ces dispositions joviales que l’aristocratie de Broneray, fit sont entrée dans la vaste enceinte de toile qui recouvrait les monstres du désert.

On les apercevait, en entrant, au fond de l’hémicycle, dont leurs cages formaient la section, et qui, sauf un assez large espace à l’entour, était garni de bancs divisés en trois classes : premières, secondes, troisièmes ; les premières garnies de velours rouge, bleue et lacéré