Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/238

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ailleurs, très-loin peut-être, dérange tous ses plans et plonge sa famille dans le chagrin. Vous ne voudrez pas être impitoyable pour lui, pour eux, quand surtout on cherche quel est son crime ; car il n’a commis aucun manquement à la discipline, et on l’a congédié sans daigner même l’informer du motif de sa condamnation. Troublé par le regard clair et ferme que le chevalier fixait sur lui, monsieur Jacot se leva :

— Ce garçon vous a dit ce qui lui a plu, mais il y a certainement des raisons… nous ne congédions pas sans causes… sérieuses. Notre administration, vous pouvez m’en croire, monsieur le baron, est très-paternelle. Mais précisément à cause de cela, nous sommes obligés d’exiger de ceux que nous employons certaines conditions de moralité, de convenance… nécessaires… au bon ordre général. C’est dans l’intérêt même de nos ouvriers, dit-il en se rasseyant.

Le baron sourit.

— J’ignorais, dit-il, que vous eussiez entrepris de moraliser notre population ouvrière : c’est une noble tâche et… difficile, si l’on en juge par les résultats. Mais, je vous le répète, monsieur, Gabriel Cardan est assurément l’un des plus moraux et des plus honnêtes parmi les ouvriers de l’usine.

— Gabriel Cardan ? répéta monsieur Jacot. Vous lui portez donc beaucoup d’intérêt, monsieur le baron ?

— Beaucoup, monsieur. Il est le fils d’une personne qui m’est très-attachée et qui gouverne ma maison depuis dix-sept ans.

— J’ignorais cette circonstance, vous pouvez le croire, dit monsieur Jacot, de l’air dont on débite un mensonge poli, et je regrette vivement qu’il me soit si difficile, pour ne pas dire impossible, de reprendre cet ouvrier. Il n’est malheureusement pas toujours resté au pays, et c’est, je me le rappelle à présent, pour une cause très-sérieuse que son renvoi a été décidé. Gabriel Cardan est imbu de ces infâmes doctrines qui mettent en question la religion, la famille, la propriété et menacent la civilisation elle-même, et il s’en faisait le propagateur dans les ateliers. C’est la voix publique elle-même indignée qui nous a signalé ce danger, et qui nous demandait en quelque sorte de faire justice de telles excitations. Nos populations sont profondément attachées aux grands principes de l’ordre social, et vous connaissez leur réprobation pour les partageux.

— C’est pourquoi, permettez-moi de vous le faire remarquer, le danger n’existait pas.

— Eh ! monsieur, à la longue… Après tout, cet appel aux mauvaises passions… Vous avez beau dire, il est plus prudent…

— Puis on vous a surfait et plus que surfait les choses. D’abord je n’ai pas besoin de vous dire que, dans un atelier de mécanique, la propagande est impossible, par la bonne raison qu’on ne l’entendrait pas. Gabriel n’a donc pu exprimer ses idées qu’en dehors de l’atelier, ce qui est le droit de tout citoyen.

— Pardon, monsieur, s’écria monsieur Jacot en se levant de nouveau, il y a de telles doctrines, si coupables, si perverses, que le droit de les exprimer ne peut exister. Il ne saurait être permis de mettre en question les bases mêmes de la société, sans quoi la société serait impossible.

Le chevalier ne répondit pas immédiatement ; son regard devint rêveur, puis il sourit.

— Je vous demande pardon, reprit monsieur Jacot en se rasseyant près de son hôte ; il est difficile de rester calme devant la folie et l’insolence de certaines idées, que le premier venu aujourd’hui, le premier voyou sans instruction et sans moralité, se croit le droit de mettre en circulation. Les lois sur ce point ne sont pas assez sévères, il me semble, car enfin l’ordre public est intéressé… N’est-ce pas votre avis, monsieur le baron ? Vous ne pouvez m’en vouloir assurément de chercher à préserver ces paisibles campagnes d’un tel fléau. Votre protégé réfléchira, et plus tard… il me saura gré de la leçon. Mais l’exemple exige… Pour toute autre chose, veuillez me mettre à l’épreuve, baron.

— Vous venez de me rappeler, monsieur, trés-vivement un souvenir d’enfance, que je vous demande la permission de vous raconter.

— Avec le plus grand plaisir…

Et monsieur Jacot se pencha d’un air aimable vers son interlocuteur.

— C’était en 1820, j’avais dix ans, et mon aïeul, assis près de moi, dans ce jardin, presque à la même place où nous sommes, sur un banc rustique fait d’une planche grossière que vous avez fait détruire, monsieur, et avec raison, car elle ferait tache ici ; mon aïeul me faisait lire les mémoires de Cléry, le valet de chambre du saint roi Louis XVI. Cette épithète vous fait sourire ?… Il n’était point permis chez nous de dire autrement, Cependant le vent du siècle avait malgré tout soufflé sur mon front ; cette révolution me faisait rêver en dépit de moi ; certaines de ses formules m’étaient vennes dans l’oreille et mon esprit les roulait dans un mystère plein d’émoi. Je ne sais quelles paroles je dis à mon grand père qui n’impliquaient pas un blame absola des doctrines révolutionnaires. Mon grand père se leva comme vous vous êtes levé tout à l’heure, monsieur, et il me dit à peu près aussi les paroles que vous avez dites. « Mon enfant, il est des doctrines si coupables, si perverses, et si insensées, qu’il n’est pas même permis de les discuter. Tais-toi, et songe seulement, quand tu seras grand, à extirper ce qui en reste. »

— Eh ! eh ! dit monsieur Jacot, d’une lèvre souriante et d’un œil clignotant, en profitant d’une pause du chevalier, elles ont tenu bon !

— Cependant on préparait alors la loi sur le sacrilége. Les mêmes paroles avaient été prononcées et le même jugement avait été porté, soixante ans auparavant, par mon bisaïeul, gouverneur de la province pour Sa Majesté le roi, en ordonnant le procès, qui fut suivi d’exil et de confiscation, d’un bourgeois coupable d’avoir colporté l’Encyclopédie. Et vraiment, si j’ai mémoire, ce bourgeois ne s’appelait-il point Rive ou de Brive ? C’était peut-être un de vos ancêtres, monsieur ?

— Je ne crois pas… Ma famille est du Nivernais, répondit monsieur Jacot avec une moue d’indifférence.

— Vous vous riez de nous, je le vois, et je gage que vous n’êtes pas de l’avis de mon bisaïeul ni de mon grand père.

— J’honore vos regrets, monsieur, dit noblement l’industriel ; mais, quant à moi, je ne puis qu’approuver une révolution qui a fait cesser de grandes injustices. Les nobles alors possédaient tout : les terres, les charges, les honneurs, le pouvoir, et ils disposaient encore des biens, de l’honneur, de la vie des autres hommes. Cela n’était pas juste, vous êtes trop éclairé pour n’on point convenir.

— J’en conviendrai tant qu’il vous plaira. Je vous apporte simplement un souvenir, une coïncidence qui m’ont frappé ; car voyez, monsieur de La Rive… mon bisaïeul avait parfaitement raison d’affirmer, tout aussi bien que vous le faisiez tout à l’heure, que les doctrines qui ont abouti à la révolution de 1789 mettaient en question les bases de la société : la religion, la propriété, la famille. La religion, c’est hors de doute : Voltaire, d’Alembert, Diderot, d’Holbach, en sont témoins. La propriété, vous savez qu’elle a été confisquée : biens. nobles, biens ecclésiastiques, mainmorte, droits féodaux, dimes, corvées, péages, tout ce qui constituait enfin la propriété dans ce temps-là ; quant à la famille, elle n’a guère été moins bouleversée dans sa constitution d’alors, qui donnait au chef l’autorité absolue sur tous les siens et consacrait le droit de primogéniture. Cependant la société attaquée s’était aussi défendue, elle avait aussi interdit la propagation de ces doctrines perverses… et malgré cela, monsieur, volte cause a triomphé