— C’est qu’elle était bonne, monsieur, répliqua d’un ton légèrement froid monsieur Jacot, dont les petits yeux, plus fins qu’intelligents, attachés sur son visiteur, semblaient chercher à démêler sa pensée. Vous ne voulez pas dire par là, je pense, que ce soit la même chose aujourd’hui, quant au socialisme ? Votre intelligence et votre honorabilité ne me permettent pas de supposer…
— Je ne conclus guère, monsieur, je compare, j’observe, je vis du spectacle de ce monde, très-curieux à regarder. Si peu que je sois semblable à mes ancêtres, je n’en suis pas moins, malgré moi, frappé au coin du passé, ure sorte d’épave du dernier naufrage. Du rivage virte flot m’a jeté, je contemple les autres navires en mer : occupation inoffensive, qui tantôt m’attriste et tantôt m’amuse.
— Oui, vous faites de la philosophie ; mais il ne faut pas trop d’éclectisme. Les abus d’autrefois étaient énormes, on ne saurait le-nier : des propriétés qui tenaient tout un pays ! Si bien qu’il ne restait plus pour les autres le moyen de devenir propriétaires. Des lois, des redevances, des droits qui offensaient la nature !…
Monsieur de La Barre se leva, et allant se placer au point de la terrasse d’où l’on découvrait le mieux le pays environnant :
— Tenez, monsieur, voulez-vous que je vous montre, — à peu près, car nous ne pouvons tout voir, la superficie de l’ancien domaine des La Barre des Vreux en ce canton ?
Monsieur Jacot s’approcha d’un air de curiosité.
— Voyez-vous là-bas, à l’horizon, cette futaie, reste de la forêt qui couvrait alors cinq lieues carrées en arrière et sur les côtés ? Cette forêt nous appartenait. Au nord, nous possédions tout ce qui s’étend, à partir d’ici, jusqu’à cette ligne de terrain, là-bas, plus grise que le ciel ; vous distinguez bien ? Ici c’était le bailliage de Cornecerf, dont les redevances emplissaient chaque année nos greniers let nos caves ; là, nos bonnes terres seigneuriales, cultivées par nos vassaux, et qui bordaient de chaque côté cette rivière de la Suize, dont tout le poisson nous appartenait. Je ne vous énumérerai pas les droits attachés à ces possessions : mes ancêtres étaient d’humeur douce, et ne faisaient pas le mal pour le mal, mais seulement quand il leur plaisait. Le fameux droit du seigneur n’était jamais réclamé ; seulement, lorsqu’une jolie vassale plaisait au seigneur ou à ses fils, comment voulez-vous qu’elle résistât, dans sa misère, à l’appât de quelques dons et de belles promesses ? Et quel mari, quel père, quel frère, eût osé se fâcher contre qui pouvait d’un mot le ruiner et l’exiler ? Il en était de même en toutes choses : la puissance n’a pas besoin de lois écrites, elle les fait elle-même par sa propre force ou réduit à néant celles qui lui sont contraires. La puissance, quelle que soit son organisation ou sa non-organisation, est toujours essentiellement l’abus et l’arbitraire. Vous le sentez bien ?
— Certainement, dit monsieur Jacot ; un esprit tel que le vôtre, monsieur le baron, ne pouvait manquer de le reconnaitre et de sactionner sans récriminations le fait accompli. Le régime féodal avait proscrit les droits de Phumanité, la Révolution les lui a rendus. Quel magnifique domaine ! ajouta-il avec admiration en promenant ses regards sur l’étendue que venait de lui indiquer le chevalier.
— Vous en possédez une partie, monsieur, dit celui-ci.
— Oh ! presque rien, à peine mes entours ; cependant avec les terrains de la compagnie, j’ai tout ce canton-là, voyez, et, ma foi ! jusqu’à la futaie que vous me désigniez tout à l’heure. C’est un beau morceau ! Cornecerf est à vendre, et j’ai bien envie de l’acheter. Comme cela… eh ! eh ! il n’en manquerait pas tant.
— Mais alors, comment en restera-t-il pour les autres ? s’écria te chevalier en répétant avec une satisfaction visible les paroles qu’un moment auparavant monsieur Jacot avait prononcées contre la propriété seigneuriale. Vous aussi et beaucoup des vôtres maintenant vous tenez encore tout un pays, et vos droits n’offensent-ils point encore la nature, puisqu’ils empêchent le droit d’autrui de s’exercer et puisque votre puissance, toujours abusive et arbitraire, vous en conveniez tout à l’heure…
— Monsieur ! s’écria monsieur Jacot, rouge de colère je ne savais pas parler à un jacobin !
— Vous reniez vos pères, dit le chevalier en riant.
— Monsieur !…
— Voyons, mon cher directeur, nous discutons, nous ne nous fâchons pas, je l’espère ? Ce m’est toujours un étonnement de voir la discussion proscrite ou si impatiemment soufferte. Car enfin quoi de plus simple ? Penser implique parler, et l’homme s’enorgueillit de penser. Et sous quel prétexte aujourd’hui défendre la parole ? Qui ? de quel droit ? à qui ? On comprend le tyran d’autrefois proscrivant la liberté ; mais, dans une société fondée sur la liberté d’examen et sur le personnel, — vos glorieuses conquêtes, — comment comprendre que la discussion soit interdite ? et surtout sur les sujets qui intéressent tout le monde ? On allègue les bases de la société ; mais, si vos bases sont si fragiles que la discussion puisse les renverser, il me paraîtrait urgent au contraire d’y aviser et de changer au plus tôt la construction ; si elles sont solides…
— Monsieur le baron… vous me surprenez beaucoup…
— Pourquoi cela ? Parce que j’aime à discuter. Je vous l’ai dit, je suis un philosophe, un raisonneur désintéressé. Je n’ai plus mes préjugés ; cela m’aide à constater ceux des autres. J’observe sans parti pris. Par exemple, j’entends tous les jours glorifier à qui mieux mieux par l’histoire, par les journaux, par toutes les plumes et par toutes les bouches, les confiscations de la propriété en 89, et j’entends, d’autre part, les gens crier au sacrilége dès qu’on ose seulement examiner les conditions, la justice, les abus ou la convenance de la propriété d’aujourd’hui. Que diable ! il n’y a pourtant plus de droit divin, c’est vous-mêmes qui l’avez aboli ! Tout en ce monde, depuis 89, est et doit être soumis à la justice, par conséquent à la discussion. Ces confiscations, qui bouleversaient tout le code ancien, je les ai acceptées, moi, bien que j’en aie été victime ; parlant de là, mon droit me paraît clair de discuter les confiscations ou les mesures restrictives qui pourraient être utiles de nouveau pour le progrès de la justice dans l’humanité. En somme, je désirais vous amener à accepter la liberté de conscience, fruit de votre révolution ; en d’autres termes, la liberté de croyance et de discussion, au profit de votre humble vassal et sujet, celui dont nous parlions au début, et dont je suis venu vous demander la grâce. Mais je crains bien d’avoir été pour lui un triste avocat.
Monsieur Jacot avait pâli ; il éprouvait un embarras visible, et surtout peut-être une émotion qu’il cherchait à contenir et qui devait être de la colère.
— Je ne saurais vous dire, monsieur, que vous m’ayiez intéressé à lui… S’il a pu accomplir une conversion aussi brillante que la vôtre, je ne puis que l’estimer très-redoutable, et me hâter de l’éloigner, de peur qu’il ne convertisse au communisme tout le pays.
— Oh ! nous sommes loin de là, vous pouvez être tranquille.
— Je le suis, monsieur, confiant en mes droits acquis et consacrés.
— Eh ! les nôtres l’étaient aussi, à la pointe de l’épée ! Vous, vous avez pris la hache…
— Et nous les défendrons du bec et des ongles, sans parler du fusil, je vous en préviens, en dépit de toutes les théories qui peuvent séduire les philosophes ou égarer les ignorants !
— Je vois bien que j’ai perdu ma cause, dit monsieur de La Barre en souriant. Ceci me servira de leçon pour