Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/241

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empêcher de comprendre. Mais, si nous nous permettons de parler comme nous pensons, un peu franchement, alors… ce n’est pas convenable. Pour être une demoiselle comme il faut, est-il absolument nécessaire d’être hypocrite ?

— Voilà qui est parfaitement juste et bien dit, déclara le chevalier en s’inclinant devant la jeune fille.

— Ah ! je suis charmée de votre approbation, car vous êtes difficile, monsieur ; et, puisque vous m’encouragez, au risque de scandaliser maman, je vais plus loin.

Sur cette déclaration, accompagnée d’un frais éclat de rire, madame Jacot parut saisie d’inquiétude.

— En vérité, Marie…

— C’est horrible, mais je veux le dire. On désire que je me marie, on m’en parle tous les jours. Eh bien ! qu’y a-t-il d’étonnant et de scandaleux à ce que je veuille savoir ce que ce peut être que l’amour, et que j’essaye d’explorer le terrain, suivant l’image qu’employait tout à l’heure monsieur le baron.

— Quelle enfant terrible ! s’écria madame Jacot en réponse au sourire paternel du baron.

— J’avoue, madame, que je ne puis qu’approuver…

— Heureusement, comme vous l’avez dit, monsieur, elle est au fond plus raisonnable qu’elle ne paraît.

— Oui, madame, et c’est, je crois, le caractère de ce temps : beaucoup d’audace, de paroles et de théorie ; beaucoup de prudence d’action. Nous rhétorisons à force et sans que cela tire à conséquence ; le souverain donne l’exemple, tout le monde le sait.

— Oh ! monsieur, s’écria Marie, de la politique ! c’est bien mal à vous.

En protestant ainsi, comme elle se retournait à demi, elle vit Roger qui se dirigeait vers eux. Sans affectation, elle prit, — car ils étaient arrivés sur la terrasse, — le troisième des quatre fauteuils rustiques placés sous le velum, en ayant soin de reculer un peu le quatrième, qui restait ainsi à sa droite, vide. Madame Jacot et le baron s’assirent dans les deux autres fauteuils, à gauche de la jeune fille, et, comme celle-ci garda le silence, la conversation s’engagea entre eux, précisément sur le sujet laissé par Marie.

Après avoir salué, Roger s’assit naturellement près de mademoiselle de La Rive, et les arguments continuèrent, pour et contre l’empire, entre le baron et la maîtresse du château. D’abord Marie sembla écouter, elle dit même à ce sujet une ou deux paroles ; mais bientôt, se retournant vers son voisin :

— Aimez-vous la politique, monsieur ?

— Elle m’intéresserait beaucoup, mademoiselle, si elle aboutissait à quelque chose de grand ; mais il me semble que ce n’est guère à présent qu’un almanach, où les jours sont marqués à différents noms, — qui ne sont pas des noms de saints, mais qu’au fond c’est toujours la même chose.

— Et que voudriez-vous de grand ?

Il sembla que Roger ne le sût pas nettement, car il hésita un instant avant de répondre :

— Les droits de la pensée, la liberté, l’honneur national.

— Oh ! je ne vous dirai pas le contraire ; je ne m’occupe pas de politique, et depuis hier je n’ai lu ou entendu lire que la chronique de Bruneray, dont vous êtes le héros, monsieur Roger.

Le jeune homme rougit.

— Et je n’avais pas imaginé jusqu’ici qu’il y eut tant de romans dans petit pays.

— Quels romans vous a-t-on racontés, mademoiselle ? demanda Roger, s’efforçant d’être vaillant, bien qu’il se trouvât déconcerté en face d’un tel adversaire.

— Vous en savez plus long que moi, dit Marie, qui rougissait à son tour, et ce que vous savez, je voudrais le savoir aussi, parce que… Je suis curieuse… et puis… parce qu’on aime à connaître les personnes… qui vous vous entourent.

Elle parlait ainsi rapidement, le visage tourné vers Roger, de façon que sa mère ne pouvait la voir ; mais elle baissait les yeux et sa respiration était un peu oppressée. Les assertions ambitieuses de madame Cardonnel revinrent en ce moment à la pensée de Roger, et, pour la première fois, il eut un soupçon qu’elles pouvaient être vraies, Il n’en rougit que davantage, et, comme il se trouvait presque en face de madame Jacot, celle-ci, jugeant de telles couleurs séditieuses, abandonna le drapeau de l’empire aux mains du chevalier, pour intervenir dans le dialogue des deux jeunes gens.

— Il me semble, Marie, dit-elle à sa fille, que tu n’es pas non plus d’accord en politique avec monsieur Roger ?

— Oh ! nous ne parlons pas politique, répondit l’audacieuse petite personne ; nous étions retournés dans cette salle des miracles, où tout le monde hier a eu tant de peur, excepté monsieur Roger, et il me parlait des épisodes étranges qui s’y sont passés.

— Je serai bien curieuse d’en entendre parler aussi, reprit madame Jacot, et, si vous le permettez, baron…

Le baron s’inclina.

— Nous vous écoutons, monsieur Roger.

À ce moment, Roger ne trouvait plus mademoiselle Marie aimable du tout, mais simplement féroce. Il pâlit un instant, puis tout à coup son œil scintilla ; il venait de saisir un bout de corde.

— Ce n’est pas un épisode étrange, mais touchant, dit-il, que j’allais raconter à mademoiselle. Il existe à Bruneray un couple d’amants séparés, comme dans toutes les légendes, par des parents barbares. Leurs familles autrefois se voyaient par intimité de voisinage ; mais, comme il existait entre elles des différences de fortune et de condition, absolument vaines au point de vue de l’amour, mais toujours influentes sur le vulgaire, à dater du jour où le jeune homme osa demander la main de celle qu’il aimait, et où la jeune fille laissa voir qu’elle aimait aussi, les deux familles furent brouillées, et il fut absolument défendu aux amants de se voir et de se parler.

Roger fit une pause. Le chevalier le regardait d’un air étonné ; madame Jacot l’écoutait avec attention ; Marie avait aux lèvres un sourire affecté, mais au fond de son œil bleu brillait une lueur où l’on eût démêlé beaucoup plus de colère que d’intérêt.

— C’est touchant, en effet. Eh bien ?

— Eh bien ! reprit Roger, le roman n’a que cette page d’action jusqu’à la journée d’hier ; mais, si les autres pages sont blanches pour le lecteur, et se ressemblent toutes, elles contiennent sûrement, pour ces deux êtres qui s’aiment avec tant de fidélité, de simplicité et de profondeur, d’admirables chants inédits, que nous ne pouvons que deviner.

Madame Jacot inclina doucement la tête avec un sourire d’approbation pour le narrateur, mêlé de compatissance pour le héros ; Marie eut un petit rire sec ; le chevalier semblait toujours surpris. Roger reprit :

— Depuis quinze ans, chaque jour, à la même heure, l’amant…

— Depuis quinze ans ? s’écria madame Jacot.

— Comment ? dit Marie, dont le visage se détendit, puis revint à un vrai sourire.

— Ah !… dit le chevalier, comme un homme au fait, en respirant.

— Oui, mesdames, depuis quinze ans, chaque jour, à la même heure, c’est-à-dire à deux heures de l’après-midi, monsieur Louis Grudal, cet amant malheureux, va jusqu’au bout de la promenade et en revient. Il va rapidement et revient à petits pas ; car, au retour, il a en face de lui la fenêtre de mademoiselle Julie Carron, qui à cette heure-là y travaille, assise près de sa vieille mère.

L’été, la fenêtre est ouverte ; elle est fermée l’hiver ; mais, à travers les vitres ou autrement, les deux amant échangent des regards longs ou furtifs, suivant que