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madame Carron est plus ou moins attentive à son tricot, et ces regards les font vivre jusqu’au lendemain. Ils ne s’écrivent pas, du moins pas qu’on sache ; mais probablement on le saurait ; ils ne se parlent jamais, et ce n’est qu’hier, au moment où toute la salle était en proie à l’épouvante, que monsieur Grudal s’est précipité vers mademoiselle Julie et sa mère pour les couvrir de son corps La mère avait si peur qu’elle ne s’est pas fâchée et que les amants ont échangé, pour la première fois depuis quinze ans, quelques paroles et un long serrement de mains.

— Quelle histoire fantastique ! monsieur Roger, s’écria Marie.

— Très-bien racontée, dit madame Jacot avec un regard caressant adressé au jeune narrateur, et très-touchante en effet.

— Mais tout cela est bien vrai ?

— Très-vrai, dit monsieur de La Barre. Louis Grudal est de mes amis. Fils d’un marchand bourrelier, sa naissance, comme dit madame Carron, est l’obstacle qui le rend indigne de celle qu’il aime : « Quoi ! s’est-elle écriée, ma fille s’appellerait madame Grudal ? Une Carron ! » Vous ne voyez pas peut-être la différence ? mais elle contient tout un monde pour madame Carron. Et c’est pour cela que sa fille est condamnée au chagrin et au célibat. Louis Grudal est libre ; son père lui a laissé une fortune dont il use avec générosité. Il a reçu peu d’éducation, mais il lit beaucoup et ses idées se sont fort développées. Il est républicain.

— Ah ! c’est dommage, dit madame Jacot malicieusement.

— Mais alors, dit Marie, il y a une chose qui me déconcerte, moi, dans cette belle histoire : ces amoureux-là doivent être bien vieux.

— Louis Grudal maintenant doit avoir environ trente-sept ans, mademoiselle Carron n’en a pas moins de trente-quatre.

— Bon Dieu ! mais ce n’est plus si intéressant. Et combien vont-ils attendre encore ? demanda Marie.

— Jusqu’à la mort de madame Carron sans doute ; autant vaut dire indéfiniment, car elle n’est pas très-vieille.

— Mais enfin cette mère-là n’est pas raisonnable, et si l’énergie des amants était à la hauteur de leur constance…

— La fille ferait fi de la volonté de sa mère, n’est-ce pas, Marie ? dit madame Jacot d’un ton de reproche.

— Mon Dieu ! maman, je ne sais pas, moi ; mais cela me semble de la soumission antique.

— En effet, reprit monsieur de La Barre ; mais Bruneray est un des pays du monde où l’opinion est le moins émancipée, et cela passe encore pour un crime, au moins chez les vieux habitants, de faire des sommations à ses parents. Les dévôts même assurent qu’en de pareilles conditions un mariage ne peut être heureux, et mademoiselle Julie, qui est pieuse, on juge sans doute ainsi.

— Est-ce aussi une vertu particulière à Bruneray que la fidélité en amour ? demanda mademoiselle Marie en ayant l’air de s’adresser au chevalier, mais en reportant aussitôt les yeux sur Roger.

Le chevalier, qui saisit cette pantomime, se borna à sourire, laissant ainsi Roger nanti de la question. Il répondit non sans un peu d’émotion :

— Je n’oserais l’affirmer pour tous mes concitoyens, mais je suis porté à le croire.

— C’est admirable ! répliqua-t-elle avec un petit rire saccadé.

L’arrivée d’Ernest changea la conversation.

— Mon cher, dit-il à Roger en arrivant, je n’ai pu parler à mon père ; il est en affaire, m’a-t-on dit, avec une dame. Aussitôt qu’elle sera partie, on m’avertira. l’ai aussi tout ordonné pour notre pêche de demain ; à huit heures, c’est entendu ?

— Il sera trop tard, je vous l’ai dit, observa Roger en souriant ; mais puisque vous avez bien voulu vous rendre à ma prière, je consens à partager toutes les déconfitures qu’il vous plaira.

— Mon cher, se lever avant le jour est inhumain ; puis vous êtes si éloquent, Roger, que vous ferez un discours, et les poissons courront pour vous entendre. Oui, vraiment, poursuivit Ernest en s’adressant au baron, ce garçon-là a comme avocat un bel avenir ; il m’a décidé tout à l’heure à parler en faveur de quelqu’un dont je voulais me venger.

Il est plus fort que moi, dit monsieur de La Barro en soupirent.

— De quoi s’agit-il ? demanda madame Jacot.

— De peu de chose, répondit Ernest : garder à l’usine, au lieu de le renvoyer, ce malappris d’hier, qui est entré dans la salle où nous étions, tu sais, avec ces deux femmes, qui n’étaient pas mal, elles du moins. Et, en y réfléchissant, c’est son excuse à ce garçon-là : il y avait compensation. Tu ne lui en veux pas, maman ?

— Moi ? dit madame Jacot en haussant les épaules. C’était assez… grossier ; mais, si monsieur Roger s’intéresse à cet homme…

Monsieur de La Barre également, dit Roger, pendant que son vieil ami lui intimait vivement de se taire par un geste plein de fine malice.

— Ah ! vraiment, vous vous intéressez à cet ouvrier ? dit Marie avec empressement en regardant Roger.

— Oui, mademoiselle.

— Mais il était de ceux qui sont accourus à votre voix pour arrêter le… lion. À ce titre, s’il a eu quelque tort, et je ne vois pas que ce soit bien sérieux, il mérite une récompense. Alors, moi aussi, je veux parler pour lui. Je ferai valoir cela, dit-elle d’un petit air entendu, et il faudra bien que mon père m’accorde sa grâce.

À ce moment, Ernest vit s’avancer le domestique chargé de l’avertir.

— Bon ! dit-il, mon père est libre ; j’y vais.

Il partit rapidement.

— Je veux y aller aussi, dit Marie.

Elle se leva gracieusement et arrangea sa robe en souriant à Roger ; puis, comme par souvenir, se tournant vers monsieur de La Barre :

— Je lui dirai que c’est un de vos protégés, monsieur.

— Gardez-vous en bien, mademoiselle ; ne lui dites pas un mot de moi, je vous en supplie, et même, dans l’intérêt du succès, je prends la fuite à l’instant.

— Comment cela ? monsieur le baron, demanda madame Jacot.

— Madame, j’ai été refusé tout à l’heure…

— Est-il possible ?…

— Oui, madame.

— Ah ! par exemple, j’en ferai reproche à mon mari.

— Ne lui en veuillez pas, madame ; je l’avais si bien mérité !…

Et monsieur de La Barre se retira, suivi de Roger, emportant la promesse d’Ernest qu’ils seraient avisés le soir du résultat de l’affaire.

— Ah ! Roger ! Roger ! disait le chevalier en descendant la route, vous êtes fort en faveur, mon enfant. Que cela est joli d’avoir vingt-trois ans et l’auréole d’un brave, sans compter celle d’un héros de roman ! mademoiselle Marie va rêver de vous pendant huit jours. Mais qu’avez-vous pu dire à son frère pour qu’il ait pardonné à Gabriel ?

— Tout ce que j’ai pu trouver de bonnes raisons et une fort mauvaise.

— Ah ! parions que c’était celle-là. Voyons ?

— Je lui ai dit que ce n’était pas le moyen de plaire à Adolphine que de renvoyer son fiancé, à moins qu’il ne voulût, car il lui envoie des bouquets, lui donner l’espoir d’être épousée par lui-même. Il s’est mis à rire et m’a dit : « Non pas, non pas ! il vaut mieux qu’elle se marie. Allons, j’espère au moins qu’elle me remerciera,