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Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/251

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« … Je m’applique, avec toute ma bonne volonté, à la besogne qui m’est donnée. Je voudrais qu’elle fût plus importante et plus difficile, car je suis dévoré d’un besoin ardent d’essayer mes forces, de les déployer. Ah ! Régine, notre union ne doit-elle pas être le prix de mes succès ? Mais que cela est long ! Su traîner ainsi jour à jour… et encore si le terme était fixé. Mais non, tout reste incertain, et ce but vers lequel je m’élance à chaque instant, je ne l’atteindrai peut-être que dans des année !… Comment ? par quels chemins ? Je ne le sais pas même. Ces textes de loi à fouiller et compulser, me semblent si froids et si lents ! Pourtant cela m’apprend toujours quelque chose. Et il me faut beaucoup savoir.

» Sois-en sûre, ma bien-aimée, je me sermonne comme tu pourrais le faire et me rappelle sans cesse à la patience, sans laquelle on ne peut rien. Mais, si tu savais, il y a une fièvre dans l’air de Paris. Ce mouvement incessant de choses et d’idées vous fouette le cerveau. On ne peut pas vivre tranquille ici. On n’entend parler à chaque instant que de fortunes soudaines, de gains fabuleux, d’aventures étranges, et puis le retentissement incessant des renommées, anciennes ou nouvelles. Des gens deviennent célèbres d’hier à aujourd’hui. Ces choses-là grise ; le sang vous afflue an cœur et au cerveau, et l’on se dit : Et moi ! Et moi !… Il faut traverser tout. Je n’avais jamais eu jusqu’ici d’avidité ou de jalousie ; j’en ressens parfois. Ne m’en veux pas. C’est toi plus que tout autre qui dois me le pardonner.

» Au moins l’ambition sert quelque chose, car je vois tant de jeunes gens perdre leur temps à des plaisirs. dont les meilleurs sont futiles. Je fréquente naturellement Ernest de La Rive, et il ne m’est pas toujours possible de résister à ses instances, quand il veut m’emmener avec lui au spectacle, au café, quelquefois au bois. Le spectacle et l’équitation me font plaisir, mais la société des amis d’Ernest et leurs propos souvent odieux me répugnent. Ces garçons se croient une race à part, née pour jouir de tout sans effort, sans s’inquiéter s’ils sèment autour d’eux la corruption, le malheur ou la ruine. J’ai assisté deux fois à des soupers ; je n’y assisterai plus, je te le jure. Il m’est impossible de tout le raconter, ô ma chère et chaste bien-aimée ; seulement, crois bien que ton amant a horreur de ce qui flétri l’amour, et que plus il t’aime, moins il est capable d’être séduit par de tels exemples. Et même, sans avoir au cœur un sentiment qui inspire le culte de l’amour, il faudrait manquer absolument de délicatesse, avoir le cout aussi bas que l’esprit, pour se plaire dans une telle vie ; je n’ai pas de mérite à fuir de tels plaisirs.

» Ils seraient plus attrayants que j’ai bien autre chose à faire. Je te le dis, mon plaisir, mon besoin, ma rage, ce serait de pouvoir travailler plus activement à mon avenir. J’ai dans les reins Paris qui m’aiguillonne, et toi, mon cher bonheur, qui me tire en avant. J’ai imaginé… — Ce n’est pas moi qui suis chargé de l’examen des causes confiées au maître, — mais j’ai imaginé de m’en confier à moi-même, de celles dont j’entends parler, de les traiter par moi seul, et même de les plaider à voix haute dans ma chambre. Je me mets aussi au courant de la littérature ancienne et moderne ; j’étudie les annales de la criminalité et tout ce qu’on écrit sur ses causes. Un avocat devrait tout savoir. Enfin, je me suis donné de l’ouvrage pour longtemps. Mais tout cela reste presque à l’état de projet. Les visites, les soirées me prennent un temps inimaginable. Monsieur A…, qui est très-bon pour m’a présenté non-seulement à plusieurs de ses amis, mais particulièrement à des personnes influentes, entre autres à madame Versagne, une personne renommée pour son esprit, ses grandes relations, et qui a ce qu’on appelle un salon diplomatique. C’est une femme encore jeune et belle, surtout très-parée, et qui, pour s’occuper de politique, n’a pas délaissé toute coquetterie.

Mais cela importe peu. Faut-il te dire qu’on m’a plaisanté sur son amabilité pour moi : Cette folie n’inquiétera pas ma Régine. Voici ce que je veux te dire, c’est qu’hier, comme j’arrivais chez monsieur A…, au commencement de la soirée (c’était son jour, naturellement je n’y manque pas), il me dit :

— J’attends ce soir le comte de Travire. Vous devez on avoir entendu parler ? Son salon réunit l’élite du monde littéraire et scientifique. Il s’y est fait plus d’une réputation. Je veux vous présenter à lui. J’ai vivement remercié monsieur A… ; mais j’étais si fatigué de n’avoir pas eu depuis huit jours une soirée à moi, de n’avoir pu t’écrire qu’à trois heures du matin, en rentrant, et de ne pouvoir qu’à grand’peine suffire à ma simple besogne de secrétaire, que je lui ai exprimé le désir de ne plus contracter d’obligations nouvelles et de me réserver quelques instants pour l’étude. Il a paru extrêmement étonné, puis il a souri en me disant que, si mes intentions étaient louables, je n’entendais pas mes intérêts.

— Vous voulez, n’est-ce pas, acquérir un nom et une une clientèle ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien ! ce n’est pas l’étude qui vous les donnera, Ne savez-vous pas que Paris est pavé d’érudits qui meurent de faim ? Soyez instruit autant que possible, fort bien ; cependant, si la science vous manque, il vous sera toujours facile de vous procurer l’aide de quelque piocheur, tandis que les protections nécessaires à la mise en relief de vos talents ne peuvent s’acquérir que dans le monde.

— Est-il donc impossible, monsieur, lui ai-je dit, de parvenir par la seule influence du mérite personnel, aidé d’une ferme volonté ?

Monsieur A… m’a regardé comme si j’avais dit une grosse sottise, et n’a pu s’empêcher de hausser légèrement les épaules.

Voyons, monsieur Roger, m’a-t-il dit, étudiez le le monde où vous êtes, et ne faites plus de ces questions antédiluviennes. On vous trouve charmant, je vous en préviens ; les femmes aiment beaucoup la naïveté. Il faudra pourtant vous débarrasser de celle qui pourrait vous nuire… et garder l’autre, si vous pouvez.

D’un ton plus sérieux, il ajouta :

— Le talent, mon cher monsieur Roger, au temps actuel, il court les rues. Il y a pour une seule place une centaine au moins de concurrents. Comment voulez-vous que cela s’arrange ? Naturellement c’est la faveur qui fait le choix : si donc vous êtes ambitieux, occupez-vous beaucoup plus d’être aimable que d’être instruit.

J’ai donc été présenté au comte de Travire, et me voilà pris pour chaque soir de la semaine, obligé même de me présenter le même soir dans plusieurs maisons. Cette dissipation a son charme, puisqu’elle me procure l’occasion d’entendre parler des hommes distingués ; mais les esprits vides ne manquent pas dans le grand monde plus qu’ailleurs, il me semble. Au reste, je ne juge pas encore nettement, je le sens bien. L’inconnu me trouble ; on me trouve naïf, parce que je ne mens pas et que je respecte l’humanité. Mais ceux qui me raillent la méprisent-ils sérieusement ? Je ne crois pas. Je crois seulement qu’ils ont peu d’estime pour eux-mêmes et qu’ils partent de là pour juger du reste. C’est une mode que ce ton sceptique, ironique, sur toutes choses : cela donne un air de supériorité facile à prendre. Malgré tout, cette faconde m’intimide un peu, et je ne suis pas encore armé contre la raillerie. Cela viendra quand je connaîtrai mieux le terrain où je marche un peu en aveugle pour le moment.

Sais-tu, mon autre conscience, ma Régine adorée, ce qui me trouble le plus ? C’est la conversation que je l’ai rapportée avec monsieur A…, et tout ce qui la confirme dans ce que j’entends et vois. Il serait vrai que le travail, l’effort, le mérite personnel, ne peuvent rien par eux seuls, et que l’avenir d’un homme est tout entier dans