Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/252

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le hasard d’une position favorable et l’arbitraire des protections qu’il peut acquérir ? Cela me répugne à croire. Mon orgueil a besoin de plus d’indépendance, et ma conscience de plus de justice. J’ai besoin de me devoir plus à moi-même qu’à d’autres, et ceci n’est point un orgueil faux, n’est-ce pas ? Il n’y a qu’à toi, ma Régine, à qui je puis consentir de devoir tout mon bonheur, parce que je me donne aussi tout à toi. Mais attendre du caprice d’un étranger sa fortune, c’est humiliant, et ne sont-ce pas là d’ailleurs des choses du temps passé ? N’avons-nous pas maintenant l’égalité, le concours libre, c’est-à-dire le droit du plus digne ? Oui, c’est cette manie d’aphorismes amers et sceptiques ; mais je veux croire pour mon compte au juste triomphe d’une capacité sérieuse, d’une volonté forte, et me rendre digne. de la destinée que je rêve pour la partager avec toi.

Avec toi ! Oh ! si tu savais comme cette pensée me remplit de bonheur et de souffrance ! Nous aimer tant, être l’un à l’autre d’avance, et séparés ainsi, ne pas savoir même quand nous nous réunirons. C’est un singulier sentiment que me font éprouver les autres femmes. Je leur en veux à toutes d’être à Paris quand tu n’y es pas, toi. Comme elles sont en général peu simples ! Qu’elles te ressemblent peu ! J’ai toujours envie de leur parler de toi. On dit que les femmes sont jalouses les unes des autres : est-ce vrai ? Mais tu ne le saurais pas, toi. Que tu es loin, ma Régine ! quand je pense que j’ai eu le bonheur infini de t’embrasser, il me semble que c’est un rêve, et je ne sais plus si tant de joie est possible encore. Oh ! dis-moi… »

Mais il serait trop indiscret d’en dire davantage.

Quand Roger s’élevait avec indignation contre le favoritisme et regimbait à suivre ses voies, il y avait dans son fait, semble-t-il, quelque inconséquence. En entrant, grâce à une protection puissante, chez le grand avocat, n’avait-il pas accepté déjà le système, reconnu sans doute sa nécessité ?

C’était l’œuvre de ses parents bien plus que la sienne ; cependant Roger comprenait parfaitement que pour qu’une capacité puisse, dans le milieu où nous sommes, se produire, il lui faut un milieu favorable ; il acceptait également la protection des Jacot ; mais, croyant sincèrement à leur amitié, ce n’étaient point pour lui des protecteurs dont sa fierté eût à souffrir. C’était pour lui une dette naturelle de reconnaissance, qu’il leur payait en affection, qu’il rendrait à d’autres peut-être.

D’ailleurs une logique rigoureuse ne paraît pas être de rigueur dans nos considérations et apologies intérieures. Nous sommes nés et élevés de façon que nos répugnances ne vont guère que du plus au moins dans le même ordre de choses. Sortir de cet ordre qui nous enserre de ses innombrables replis, par le fait, absolument aucun n’en est capable ; et si beaucoup en sortent par la pensée, l’éducation actuelle, chef-d’œuvre de contradictions et de compromis, surtout l’éducation bourgeoise, en donne si long à débrouiller à ceux qui veulent tenter l’aventure, qu’on n’achève jamais, faute de temps.

Quelque bonne part que gardât le jeune Cardonnel de ses préjugés natifs, il n’en passa pas moins, au bout de peu de temps, pour un phénomène curieux dans le monde où il était placé. La race des jeunes gens qui entrent avec des illusions honnêtes dans le milieu mondain, où toutes les fermentations et les corruptions sociales arrivent à l’ébullition, n’est heureusement pas éteinte ; mais le peu de fermeté des caractères et le manque, ou, ce qui revient au même, la confusion de principes propre à l’époque, a promptement éteint, ou réduit au silence, leurs répugnances et les range au niveau commun. Roger ne se rendait pas. Ernest de La Rive et Ferdinand Rougerin, le premier secrétaire, y employèrent vainement leurs exemples et leurs conseils, voire, ce qui est plus puissant, leurs railleries. Roger refusait de se modeler sur ceux qui l’entouraient, de prendre le ton sceptique pour lequel il avait marqué à Régine son peu d’estime ; il s’obstinait à garder sa dignité, sa simplicité et sa bonne foi. Les femmes, ainsi que l’avait dit monsieur A…, lui savait gré de son respect et de sa confiance, dont plus d’une, il faut le dire, tenta d’abuser. Les hommes accompagnaient parfois son nom d’un sourire, et cependant on ne pouvait se moquer de lui, il était trop intelligent et trop fier pour cela. On souriait de ses bévues, car il prenait les gens au mot généralement, et il lui fallait quelque preuve et un grand effort pour reconnaître le mensonge. Plusieurs le plaignaient et auguraient mal de son avenir ; d’autres disaient : « Bah ! il y mettra plus de temps que les autres, voilà tout. »

Un soir, chez le comte de Travire, où était Roger, la conversation tomba sur les titres de noblesse. Un philosophe bourru, qui se trouvait là, fit un réquisitoire contre eux et les traita de sottise. Aussitôt des amis de la maison, et des jeunes gens qui faisaient leur cour s’empressèrent de les défendre, et le philosophe succombait sous le nombre quand Roger vint à son secours. Le comte de Travire écoutait cette discussion sans s’y mêler, avec un sourire de bonhomie. Mais, à partir de ce jour, il ne parut plus apercevoir Roger, qui, froissé de ce mépris affecté, cessa de se présenter dans la maison. Quand le grand avocat apprit de Ferdinand Rougerin cette sottise de son pupille, les fonctions de Roger, toutes gratuites, impliquaient un retour de protection, il leva les épaules et les bras au ciel.

— Priez-le de ma part de nous rester à dîner, monsieur Rougerin ; il faut que je lui parle.

On n’était au repas, outre la maîtresse de la maison, que deux ou trois intimes ; l’affaire fut amenée et le grand avocat gronda paternellement Roger.

— Vous vous ferez passer pour un jacobin, mon cher monsieur Roger, et, pis encore, vous feriez douter de votre savoir vivre. Vous étiez chez un comte pourtant, et qui plus est un comte de l’Empire !

— Monsieur, je ne pouvais supposer monsieur de Travire, qui a beaucoup d’esprit, capable d’une telle petitesse.

— Bah ! cela fait très-bien, c’est un joyau. Accusez-vous les femmes d’en porter ? et, du moment où il le porte, c’est qu’il y tient. Laissez-moi vous donner un bon conseil, monsieur Roger : supposez les gens capables de tout, vous courrez moins de risques de vous tromper.

On rit de la recette, et le grand orateur fit une tirade sur les faiblesses humaines. Assez humilié de sa déconvenue, Roger observa que si les faiblesses humaines avaient tant d’empire, c’est qu’on s’occupait trop de les flatter et pas assez de les combattre.

— Ah ! si vous vous posez en redresseur de torts ! reprit l’avocat.

— Je n’oserais assumer ce rôle, monsieur ; mais il me semblerait indigne de moi de ménager les travers d’autrui dans un intérêt personnel et de renoncer au droit que je possède de dire ma pensée.

— Réfléchissez bien, monsieur Roger, dit l’avocat doucement ; mais avec une certaine fixité de regard qui impressionna le jeune homme ; si vous vous croyez la force de faire remonter le courant… très-bien ; si vous ne l’avez pas, comme il est probable, il est plus simple de faire comme tout le monde. C’est toujours est forcé d’en venir, mais souvent il est trop tard. Vous avez renoncé à une maison où j’avais été heureux de vous présenter, où d’abord vous étiez parfaitement bien vu, et qui est de celles qui donnent à la France la plupart de ses renommés. C’est rétrécir chances. Deux ou trois aventures de ce genre, et la situation deviendrait fort grave. Le monde est moins grand qu’on ne pense ; on y est vite connu et classé, et les influences qui distribuent le succès sont aussi très-peu nombreuses.