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XXII

UN COUP D’ÉTAT.

La perte de cette excellente madame Renaud, de cette mère si tendre, fut un deuil pour beaucoup de gens, et pour ses deux filles une immense douleur. Lucette surtout, en apprenant les détails de la scène dont la mort de sa mère avait été le dénoûment, s’accusa d’en être la cause, et les raisonnements de ses amis restèrent vains contre cette superstition des grandes douleurs, qui se plaisent à s’exagérer elles-mêmes. La vivacité de la pauvre enfant disparut, ses joues pâlirent, et tous ses mouvements prirent une langueur qui formait un contraste si profond avec ses allures naturelles, que Régine, à la voir ainsi, ne pouvait retenir ses larmes. Lucette, en même temps que sa mère, pleurait son propre bonheur, dont elle croyait devoir le sacrifice à la mémoire et aux dernières volontés de la chère morte. Dès les premiers moments, les deux sœurs avait recueilli, de la bouche de leurs amis, toutes les particularités de ce dernier jour, dans lequel leur mère avait tant agi pour elles en leur absence ; elles avaient appris par Roger l’existence et la teneur du testament, et l’avaient cent fois interrogé sur les dernières paroles échappées de ce cœur, si tendre, désormais brisé. Roger avait dit et cru devoir tout dire. Il avait répété ces paroles à Lucette : « Fera-t-elle à son père l’affront d’une sommation ? Je ne voudrais pas qu’elle fît cela… c’est comme un voile funèbre sur le mariage… Le père ne s’en consolerait jamais et ne pardonnerait pas, même à son dernier jour… Il aurait tort, mais n’en souffrirait pas moins… Jamais Lucette ne verrait ses enfants sur les genoux de leur grand-père… »

Et toutes ces paroles, justes sans doute à leur point de vue, mais dites sans décision formelle, au hasard de la pensée, avaient été scrupuleusement recueillies par Lucette et devenaient pour elle, grâce à la majesté de la mort, un arrêt.

Désolé de l’effet qu’elles avaient produit, Roger s’efforça vainement de faire entendre à la jeune fille qu’elle dénaturait plutôt les intentions d’une mère si douce et si bonne, en leur donnant sur sa destinée une influence fatale, qu’elle ne devait point abdiquer sa liberté, et qu’il était loin d’être prouvé que ce fût un sacrifice juste et pieux que celui de deux jeunes et belles destinées sacrifiées à l’entêtement vaniteux d’un vieillard. D’une intelligence moins indépendante et moins hardie que celle de Régine, Lucette n’avait d’héroïsme que dans le sentiment, et restait plus impressionnée par les tendances générales. L’idéalisme chrétien la dominait encore et lui rendait séduisantes les beautés du sacrifice. Où Joseph lui-même échouait, Roger ne pouvait pas l’emporter. Régine, elle, se taisait, jugeant l’attente nécessaire ; mais d’autant moins portée à sacrifier l’avenir de sa sœur aux préjugés de monsieur Renaud, qu’elle avait peine à contenir vis-à-vis de ce dernier, l’âpre ressentiment des longues souffrances et de la mort de sa mère. Et pourtant, comme l’avait reconnu la pauvre femme, sans pouvoir dominer l’impression cruelle que lui causait le contact incessant d’une nature si opposée à la sienne, monsieur Renaud n’était pas méchant. Il avait seulement la manie et le préjugé du tyrannat domestique, et se croyait très-fort en grondant et en exigeant beaucoup. On n’imagine pas de quelle somme de vertu et de bonheur l’humanité sera enrichie le jour où les préjugés seuls de la sottise auront disparu.

Obligées de diriger activement l’exploitation de la Bauderie, les deux jeunes filles restèrent d’abord alternativement près de leur père, le mariage de Régine étant, par suite des circonstances, différé. Mais, quand monsieur Renaud eut eu connaissance du testament, qui, disait-il, le frustrait, la situation ne fut plus tenable. Plus que les emportements et les injures personnelles, les reproches à la mémoire de la chère absente devinrent trop cruelles aux deux sœurs, qui se retirèrent. à la Bauderie. Adalbert, non moins furieux que son père, malgré les vingt mille francs de rente qui eussent dû modérer son avidité à l’égard d’une part de trente et quelques mille francs, accusait hautement sa mère et attisait le feu de la colère du vieillard. Peu s’en fallut que celui-ci ne se brouillât avec les Cardonnel, et, comme dans les petites villes il se trouve toujours un gros de gens inoccupés et bavards, prêts à prendre part pour ou contre toutes les causes, toutes « ces histoires, » comme on dit, firent grand bruit dans Bruneray.

Il va sans dire que la Bauderie recevait souvent les visites de Joseph et de Roger, presque aussi attristés l’un que l’autre.

— Si je dis à Lucette que je ne veux pas me marier avant elle et que je subordonne ainsi notre bonheur à sa décision, ce sera, je le sais, un argument d’un grand poids, avait dit Régine à son amant. Me permets-tu de l’employer ?

Et, tout en soupirant de regret et en rougissant des révoltes de son égoïsme, Roger avait dit oui. La situation était donc doublement cruelle et perplexe.

Trois mois s’étaient écoulés depuis la mort de madame Renaud. On était en janvier, la neige couvrait la campagne, les travaux champêtres étaient interrompus, et la nature, en ceci plus intelligente que l’homme, imposait aux plus pauvres le repos et marquait le temps de la réflexion, de l’étude et du loisir, après les grands travaux. C’était le temps aussi où l’angoisse de l’avenir et le regret du passé agissent plus fortement sur l’âme, face à face avec elle-même et privée d’activité extérieure, où rêves, désirs, projets flottent ou flambent sous le manteau de la cheminée, capricieux ou ardents, comme la flamme, dont l’image se mêle au penser.

À la Cerisaie, dans la chambre habitée par le chevalier, un grand feu flambait dans l’âtre, et le chevalier, enfoncé dans un vieux fauteuil de tapisserie, les pieds au feu, un livre à la main, fermé sur ses doigts, rêvait. Le jour baissait, la neige éclatante renvoyait avec vigueur la lumière pâlie ; mais l’ombre gagnait les coins de la chambre, et déjà les lueurs du foyer se réfléchissaient dans la vieille glace, enguirlandée et sculpté, qui faisait face à la cheminée. Cette chambre frustre, aux murs vêtus d’un simple papier gris, éclairée par deux fenêtres basses, comme le plafond, contenait un ameublement de haut prix en chêne sculpté, auquel manquaient seulement le vernis et le relief qu’y eût donnés l’ornemaniste. C’étaient un grand lit à courtines de damas d’un rouge violet, un bureau près de la fenêtre, une armoire, un vieux piano en bois de rose, contrastant avec les autres meubles, des chaises de vieux chêne sculpté, et une bibliothèque qui garnissait du haut en bas d’un côté toute la paroi. Le chevalier se leva pour aller regarder aux fenêtres ; les arbres dépouillés se dressaient mornes sous le ciel blafard, la campagne était muette et solitaire ; tous les animaux se tenaient retirés dans leurs asiles, comme l’homme dans sa demeure ; le vent seul s’élevait, sifflant, et par moments enlevait une pluie de neige qu’il lançait contre les vitres. Le visage du chevalier exprima de l’inquiétude, et il quittait la fenêtre, quand une femme entra et se tint debout, sans parler, en face de la cheminée.

— Joseph n’est pas rentré ? lui dit le chevalier.

— Pas encore. Le dîner est prêt. Si vous voulez ?…

— Je préfère l’attendre. Mais pourquoi ne vient-il pas ? Le temps est mauvais.

— Il est, vous le savez bien, à la Bauderie. Il voudrait