Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/315

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n’en pas bouger, et pourtant quand il revient… — Elle poussa un long soupir. — Hélas ! il a trop de peine, mon Joseph ! L’amour lui tourne la tête, et sa Lucette le fera mourir de chagrin.

— Je le trouve aussi bien sombre depuis quelques jours.

— Oh ! vous ne voyez pas tout. Moi, je le connais encore mieux, et j’ai peur de quelque malheur.

— D’un malheur ! Y pensez-vous, Marie ? Mais, dit-il en la faisant asseoir dans le fauteuil où il était auparavant, ne restez donc pas debout ainsi. Que dites-vous ? Les mères s’exagèrent facilement…

— Non, Jacques, dit-elle, non, bien sûr : je le sens là, Joseph est bien malheureux ! Je n’ai jamais voulu vous en entretenir, parce que… à quoi çà eût-il servi ? Mais il y a longtemps que je sens que l’enfant n’est pas heureux à cause que… dame ! à cause qu’il n’est pas né comme tout le monde. Ça l’a pris à mesure qu’il a grandi, et, depuis qu’il aime Lucette, ça lui ronge le cœur. Il est fou de cette petite ; il a vingt-cinq ans, il est sage comme une fille, et tout ça, voyez-vous, elle a tort de le désoler ainsi. Ah ! si j’osais lui parler ! Tenez, l’autre nuit, j’en étais quasiment comme folie, et j’ai failli me relever pour l’aller trouver, Lucette, et lui dire : « Si vous aimez Joseph, ne le faites pas tant souffrir. » — Sa mère lui a-t-elle donc emporté le cœur ? Oui, je vous le dis, Jacques, il faut décider cette petite, vous qui savez si bien dire ; autrement il arrivera malheur.

— Quoi ! dit le chevalier fort ému, vous êtes sûre que Joseph souffrait de sa naissance, même avant le relus du père Renaud ?

— De longtemps, je vous le dis, oui, bien avant de songer à se marier, et du moment où il en a vu le reproche dans les yeux de tous….

— Je ne l’aurais pas cru susceptible…

— Vous ne comprenez pas ça, vous, parce que vous êtes fort ; mais aussi avez-vous les moyens de l’être. Et croyez-vous qu’il y a beaucoup de gens qui puissent porter sans souffrir le mépris d’autrui ? il sait bien, comme nous, que c’est injuste ; mais quoi ? les autres croient avec raison, et ça ne change pas leur idée.

Le chevalier resta silencieux un moment ; puis, s’approchant de la mère de Joseph, il lui dit d’une voix émue :

— Il y a un reproche dans vos paroles, chère Marie. Ainsi, je vous ai fait souffrir tous les deux ?

— Moi ? dit-elle vivement ; oh ! non, Jacques, pas moi. Pour moi, j’ai été trop heureuse de vous aimer et de voir votre fils devenir ce qu’il est, élevé par vous. Ne vous reprochez rien pour moi, Jacques ; je n’ai qu’à vous bénir et vous adorer comme le bon Dieu ! D’une si pauvre créature que j’étais avant, vous avez fait une heureuse ; j’étais comme dans la nuit, vous m’avez donné le jour. Quand j’aurais dû beaucoup souffrir pour vous, ça ne m’aurait été qu’une joie : mais je vous aimais trop pour seulement y penser. Oh ! oui, allez, ils peuvent bien me mépriser tant qu’ils voudront ! Quand vous aimez et respectez votre pauvre Marie, comme vous le faites, comme si elle était une dame, et que vous me dites que je suis votre femme pour nous ; qu’est-ce que ça me fait le reste ? Est-ce que les autres vous valent, vous ?

En parlant ainsi, elle lui pressait les mains en levant les yeux sur lui avec un amour qui était plutôt de l’adoration, et le type toujours pur de cette simple paysanne avait pris quelque chose de l’idéale beauté que revêt à tout âge la figure humaine dans l’exaltation du sentiment.

— Merci, chère Marie ! dit le chevalier en la baisant au front ; je sais ce que vaut votre cœur, mais je crains maintenant d’en avoir abusé, du moins en ce qui concerne notre fils. Je crois à vos pressentiments maternels et… il faudra sans doute prendre un parti… Ce soir même, je parlerai à Joseph.

— Le voici, dit-elle, en se levant et elle alla au-devant de son fils dans la pièce d’entrée, qui servait à la fois de cuisine et de salle à manger.

Le jeune homme était couvert de neige. Il secoua ses souliers et ses habits sur le seuil et vint embrasser sa mère, comme il en avait l’habitude lorsqu’il rentrait.

— Mais tu as la fièvre ? dit-elle.

— Moi ? pas du tout ! s’écria-t-il en relevant la tête : et dans son mouvement son œil secoua comme des étincelles. Ses cheveux bruns, légèrement bouclés, découvrirent son front, et sa tête eut une expression puissante de passion et de fierté.

— Je crains de vous avoir fait attendre, monsieur, dit-il, en serrant la main du chevalier ; je vous demande pardon. J’espère toujours que vous ne m’attendrez pas.

— Tu sais bien, méchant enfant, dit monsieur de La Barre, que ta présence est la moitié de notre appétit. Et comment vont ces dames ? car tu viens de la Bauderie ?

— Oui, monsieur, elles vont comme à l’ordinaire.

— Lucette n’a pas pitié de le faire voyager par un temps pareil, et ne songe pas à venir s’établir ici ?

Une contraction nerveuse agita le visage de Joseph, et ce ne fut pas sans effort qu’il répondit à peu près sur le même ton :

— Pas plus qu’auparavant.

Monsieur de La Barre n’insista pas, et le dîner se fit en causant de choses plus indifférentes. Malgré les instances de sa mère, Joseph ne mangea pas. Après le dîner, le chevalier reprit le chemin de sa chambre, et, voyant que Joseph ne le suivait pas :

— Viens donc près de mon feu, lui dit-il ; tu es un peu mouillé, tu te sécheras mieux qu’ici, et ta mère viendra bientôt nous rejoindre.

Joseph obéit. Quand ils furent assis auprès du feu, Monsieur de La Barre laissa tomber la conversation et, feignant de sommeiller, observa Joseph du coin de l’œil. Bientôt le regard du jeune homme devint fixe, les muscles de son front et de son visage se crispérent, et, dans une mobilité éclatante, il offrit l’image d’une poignante douleur. Tout à coup, au milieu du silence que le foyer seul remplissait de ses crépitements, une voix le fit tressaillir.

— Joseph, que penses tu en ce moment ?

— Monsieur ! dit-il avec beaucoup de trouble.

— Joseph ! reprit monsieur de La Barre, en lui prenant la main et d’une voix empreinte de solennité : tu sais que je t’aime et que depuis ton enfance mes soins les plus assidus ont été pour toi. Eh bien ! c’est au nom de cette grande affection que je te demande de me dire la pensée qui l’occupait à l’instant où je t’ai parlé.

— Monsieur !… mon ami !… s’écria Joseph en se levant avec agitation, ne me la demandez pas, je vous en supplie !

— Je te l’ai demandée, je désire ardemment la savoir, et je te prie…

— Non, vous auriez le droit de m’accuser d’ingratitude ; non, n’essayez pas !

— Je ne puis forcer la volonté, mais je persiste,

— Ah ! vous êtes cruel ! dit Joseph. Eh bien !…

Il s’arrêta,

— Pas d’atténuation, mon enfant ; je te demande la vérité : c’est une affaire de conscience.

— Vous voulez nous briser le cœur à tous, reprit Joseph avec agitation ; vous le voulez !… Je souhaitais la mort et me demandais si j’avais le droit de me la donner, à cause de ma mère et de vous.

Ayant dit cela, il resta debout, les yeux à terre, pâle d’émotion.

Monsieur de La Barre ne l’était pas moins. Tous deux un instant restèrent immobiles ; puis le chevalier prit Joseph dans ses bras, et le serrant contre lui :

— Pardonne-moi ! lui dit-il d’une voix étranglée, pardonne-moi !

Il s’assit ou plutôt retomba dans son fauteuil, et Joseph se jeta à ses genoux.