Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Confession d’un enfant du siècle.djvu/110

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dessus d’eux je ne sais quoi qui leur crie sans cesse : « Va, va toujours ; je tiens à un fil. » Ces voitures de masques qu’on voit au temps du carnaval sont la fidèle image de leur vie. Un carrosse délabré ouvert à tout vent, des torches flamboyantes éclairant des têtes plâtrées ; ceux-ci rient, ceux-là chantent, au milieu s’agitent comme des femmes ; ce sont en effet des restes de femmes, avec des semblants presque humains. On les caresse, on les insulte ; on ne sait ni leur nom, ni qui elles sont. Tout cela flotte et se balance sous la résine brûlante, dans une ivresse qui ne pense à rien, et sur laquelle, dit-on, veille un dieu. On a l’air par moments de se pencher et de s’embrasser ; il y en a un de tombé dans un cahot ; qu’importe ? on vient de là, on va là, et les chevaux galopent.

Mais si le premier mouvement est l’étonnement, le second est l’horreur, et le troisième la pitié. Il y a là en effet tant de force, ou plutôt un si étrange abus de la force, qu’il arrive souvent que les caractères les plus nobles et les organisations les plus belles s’y laissent prendre. Cela leur paraît hardi et dangereux ; ils se font ainsi prodigues d’eux-mêmes ; ils s’attachent sur la débauche comme Mazeppa sur sa bête sauvage ; ils s’y garrottent, ils se font Centaures ; et ils ne voient ni la route de sang que les lambeaux de leur chair tracent sur les arbres, ni les yeux des loups qui se teignent de pourpre à leur suite, ni le désert, ni les corbeaux.