Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Confession d’un enfant du siècle.djvu/153

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Tu es le plus heureux des hommes ; mais prends garde que tu boiras un soir outre mesure et que tu ne retrouveras plus ton corps prêt à jouir. Ce sera un grand malheur, car toutes les douleurs se consolent, hormis celles-là. Tu galoperas une belle nuit dans la forêt avec de joyeux compagnons ; ton cheval fera un faux pas ; tu tomberas dans un fossé plein de bourbe et tu risqueras que tes compagnons pris de vin, au milieu de leurs fanfares joyeuses, n’entendent pas tes cris d’angoisse ; prends garde qu’ils ne passent sans t’apercevoir, et que le bruit de leur joie ne s’enfonce dans la forêt, tandis que tu te traîneras dans les ténèbres sur tes membres rompus. Tu perdras au jeu quelque soir ; la fortune a ses mauvais jours. Quand tu rentreras chez toi et que tu t’assoiras au coin de ton feu, prends garde de te frapper le front, de laisser le chagrin mouiller tes paupières, et de jeter les yeux çà et là avec amertume, comme quand on cherche un ami ; prends garde surtout de penser tout à coup, dans ta solitude, à ceux qui ont par là, sous quelque toit de chaume, un ménage tranquille, et qui s’endorment en se tenant la main ; car, en face de toi, sur ton lit splendide, sera assise, pour toute confidente, la pâle créature qui est l’amante de tes écus. Tu te pencheras sur elle pour soulager ta poitrine oppressée, et elle fera cette réflexion que tu es bien triste, et que la perte doit être considérable ; les larmes de tes yeux lui causeront un grand souci, car elles sont capables de laisser vieillir la robe qu’elle porte