Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Confession d’un enfant du siècle.djvu/84

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insensé que je n’ose entrer dans un cabaret, et je ne m’aperçois pas que, si tous les malheureux y entrent, c’est parce qu’il en sort des heureux. Ô Dieu ! une grappe de raisin écrasée sous la plante des pieds suffit pour disperser les soucis les plus noirs, et pour briser tous les fils invisibles que les génies du mal tendent sur notre chemin. Nous pleurons comme des femmes, nous souffrons comme des martyrs ; il nous semble, dans notre désespoir, qu’un monde s’est écroulé sur notre tête, et nous nous asseyons dans nos larmes comme Adam aux portes d’Éden. Et pour guérir une blessure plus large que le monde, il suffit de faire un petit mouvement de la main et d’humecter notre poitrine. Quelles misères sont donc nos chagrins, puisqu’on les console ainsi ? Nous nous étonnons que la Providence, qui les voit, n’envoie pas ses anges nous exaucer dans nos prières ; elle n’a pas besoin de se tant mettre en peine ; elle a vu toutes nos souffrances, tous nos désirs, tout notre orgueil d’esprits déchus, et l’océan de maux qui nous environne ; et elle s’est contentée de suspendre un petit fruit noir au bord de nos routes. Puisque cet homme dort si bien sur ce banc, pourquoi ne dormirais-je pas de même sur le mien ? Mon rival passe peut-être la nuit chez ma maîtresse ; il en sortira au point du jour ; elle l’accompagnera demi-nue jusqu’à la porte, et ils me verront endormi. Leurs baisers ne m’éveilleront pas ; ils me frapperont sur l’épaule : je me retournerai sur l’autre flanc et me rendormirai.