Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Nouvelles et Contes I.djvu/247

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Il commença, en rentrant chez lui, par soulever le tapis qui couvrait sa table et compter l’argent qui restait dans son tiroir ; puis, comme il était d’un caractère naturellement gai et insouciant, après qu’on l’eut déshabillé, il se mit à sa fenêtre en robe de chambre. Voyant qu’il faisait grand jour, il se demanda s’il fermerait ses volets pour se mettre au lit, ou s’il se réveillerait comme tout le monde ; il y avait longtemps qu’il ne lui était arrivé de voir le soleil du côté où il se lève, et il trouvait le ciel plus joyeux qu’à l’ordinaire. Avant de se décider à veiller ou à dormir, tout en luttant contre le sommeil, il prit son chocolat sur son balcon. Dès que ses yeux se fermaient, il croyait voir une table, des mains agitées, des figures pâles, il entendait résonner les cornets. — Quelle fatale chance ! murmurait-il ; est-ce croyable qu’on perde avec quinze ! Et il voyait son adversaire habituel, le vieux Vespasiano Memmo, amenant dix-huit et s’emparant de l’or entassé sur le tapis. Il rouvrait alors promptement les paupières pour se soustraire à ce mauvais rêve, et regardait les fillettes passer sur le quai. Il lui sembla apercevoir de loin une femme masquée ; il s’en étonna, bien qu’on fût au carnaval, car les pauvres gens ne se masquent pas, et il était étrange, à une pareille heure, qu’une dame vénitienne sortit seule à pied[1] ; mais il reconnut que ce qu’il avait pris pour un masque était le

  1. On sortait masqué autrefois à Venise tant que durait le carnaval.
    (Note de l’auteur.)