Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Nouvelles et Contes I.djvu/277

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Jacques Foscari. L’orgueil de cette famille n’était que trop connu à Venise, et Béatrice passait aux yeux de tous pour avoir hérité de la fierté de ses ancêtres. On l’avait mariée très jeune au procurateur Marco Donato, et la mort de celui-ci venait de la laisser libre et en possession d’une grande fortune. Les premiers seigneurs de la république aspiraient à sa main ; mais elle ne répondait aux efforts qu’ils faisaient pour lui plaire que par la plus dédaigneuse indifférence. En un mot, son caractère altier et presque sauvage était, pour ainsi dire, passé en proverbe. Pippo était donc doublement surpris ; car si, d’une part, il n’eût jamais osé supposer que sa mystérieuse conquête fût Béatrice Donato, d’un autre côté, il lui semblait, en la regardant, qu’il la voyait pour la première fois, tant elle était différente d’elle-même. L’amour, qui sait donner des charmes aux visages les plus vulgaires, montrait en ce moment sa toute-puissance en embellissant ainsi un chef-d’œuvre de la nature.

Après quelques instants de silence, Pippo s’approcha de sa dame et lui prit la main. Il essaya de lui peindre sa surprise et de la remercier de son bonheur ; mais elle ne lui répondait pas et ne paraissait pas l’entendre. Elle restait immobile et semblait ne rien distinguer, comme si tout ce qui l’entourait eût été un rêve. Il lui parla longtemps sans qu’elle fît aucun mouvement ; cependant il avait entouré de son bras la taille de Béatrice, et il s’était assis auprès d’elle.