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Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Nouvelles et Contes I.djvu/296

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tôt elle lui parlait des maîtres vénitiens, et de la place glorieuse qu’ils avaient conquise parmi les écoles d’Italie ; tantôt, après lui avoir rappelé à quelle grandeur l’art s’était élevé, elle lui en montrait la décadence. Elle n’avait que trop raison sur ce sujet, car Venise faisait alors ce que venait de faire Florence : elle perdait non seulement sa gloire, mais le respect de sa gloire. Michel-Ange et le Titien avaient vécu tous deux près d’un siècle ; après avoir enseigné les arts à leur patrie, ils avaient lutté contre le désordre aussi longtemps que le peut la force humaine ; mais ces deux vieilles colonnes s’étaient enfin écroulées. Pour élever aux nues des novateurs obscurs, on oubliait les maîtres à peine ensevelis. Brescia, Crémone, ouvraient de nouvelles écoles, et les proclamaient supérieures aux anciennes. À Venise même, le fils d’un élève du Titien, usurpant le surnom donné à Pippo, se faisait appeler comme lui le Tizianello, et remplissait d’ouvrages du plus mauvais goût l’église patriarcale.

Quand même Pippo ne se fût pas soucié de la honte de sa patrie, il devait s’irriter de ce scandale. Lorsqu’on vantait devant lui un mauvais tableau, ou lorsqu’il trouvait dans quelque église une méchante toile au milieu des chefs-d’œuvre de son père, il éprouvait le même déplaisir qu’aurait pu ressentir un patricien en voyant le nom d’un bâtard inscrit sur le livre d’or. Béatrice comprenait ce déplaisir, et les femmes ont toutes plus ou moins un peu de l’instinct de Dalila : elles savent saisir