Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Nouvelles et Contes I.djvu/53

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leur cœur était plein. — Est-il possible, se demandaient-ils, que nos regards se soient jamais rencontrés avec indifférence, et que nos mains se soient touchées froidement ? — Quoi ! je t’ai regardé, disait Emmeline, sans que mes yeux se soient voilés de larmes ? Je t’ai écouté sans baiser tes lèvres ? Tu m’as parlé comme à tout le monde, et je t’ai répondu sans te dire que je t’aimais ? — Non, répondait Gilbert, ton regard, ta voix, te trahissaient ; grand Dieu ! comme ils me pénétraient ! C’est moi que la crainte a arrêté, et qui suis cause que nous nous aimons si tard. Alors ils se serraient la main, comme pour se dire tacitement : Calmons-nous, il y a de quoi en mourir.

À peine avaient-ils commencé à s’habituer de se voir en secret, et à jouir des frayeurs du mystère ; à peine Gilbert connaissait-il ce nouveau visage que prend tout à coup une femme en tombant dans les bras de son amant ; à peine les premiers sourires avaient-ils paru à travers les larmes d’Emmeline ; à peine s’étaient-ils juré de s’aimer toujours ; pauvres enfants ! Confiants dans leur sort, ils s’y abandonnaient sans crainte, et savouraient lentement le plaisir de reconnaître qu’ils ne s’étaient pas trompés dans leur mutuelle espérance ; ils en étaient encore à se dire : Comme nous allons être heureux ! quand leur bonheur s’évanouit.

Le comte de Marsan était un homme ferme, et sur les choses importantes son coup d’œil ne le trompait pas. Il avait vu sa femme triste ; il avait pensé qu’elle