Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Nouvelles et Contes II.djvu/135

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Paris. Le chevalier, instruit de ce voyage par une lettre de l’oncle Giraud, l’approuva. Au retour de sa tournée en Hollande, il avait rapporté à Chardonneux une mélancolie tellement profonde, qu’il lui était presque impossible de voir qui que ce fût, même sa fille. Il semblait vouloir fuir tout être vivant, et chercher à se fuir lui-même. Presque toujours seul, à cheval dans les bois, il fatiguait son corps outre mesure pour donner quelque repos à son âme. Un chagrin caché, incurable, le dévorait. Il se reprochait au fond du cœur d’avoir rendu sa femme malheureuse pendant sa vie, et d’avoir contribué à sa mort. — Si j’avais été là, se disait-il, elle vivrait, et je devais y être. Cette pensée, qui ne le quittait plus, empoisonnait sa vie.

Il désirait que Camille fût heureuse ; il était prêt, dans l’occasion, à faire pour cela les plus grands sacrifices. Sa première idée, en revenant à Chardonneux, avait été d’essayer de remplacer près de sa fille celle qui n’était plus, et de payer avec usure cette dette de cœur qu’il avait contractée ; mais le souvenir de la ressemblance de la mère et de l’enfant lui causait à l’avance une douleur intolérable. C’était en vain qu’il cherchait à se tromper sur cette douleur même, et qu’il voulait se persuader que ce serait plutôt à ses yeux une consolation, un adoucissement à sa peine, de retrouver ainsi sur un visage aimé les traits de celle qu’il pleurait sans cesse. Camille, malgré tout, était pour lui un reproche vivant, une preuve de sa faute et de son mal-