Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Nouvelles et Contes II.djvu/80

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actrice de province. J’irai à Venise, et je louerai, sur les bords du grand canal, au milieu de cette cité féerique, le beau palais Mocenigo, qui coûte quatre livres dix sous par jour ; là, je m’inspirerai de tous les souvenirs que l’auteur de Lara doit y avoir laissés. Du fond de ma solitude, j’inonderai le monde d’un déluge de rimes croisées, calquées sur la strophe de Spencer, où je soulagerai ma grande âme ; je ferai soupirer toutes les mésanges, roucouler toutes les tourterelles, fondre en larmes toutes les bécasses, et hurler toutes les vieilles chouettes. Mais, pour ce qui regarde ma personne, je me montrerai inexorable et inaccessible à l’amour. En vain me pressera-t-on, me suppliera-t-on d’avoir pitié des infortunées qu’auront séduites mes chants sublimes ; à tout cela, je répondrai : Foin ! Ô excès de gloire ! mes manuscrits se vendront au poids de l’or, mes livres traverseront les mers ; la renommée, la fortune, me suivront partout ; seul, je semblerai indifférent aux murmures de la foule qui m’environnera. En un mot, je serai un parfait merle blanc, un véritable écrivain excentrique, fêté, choyé, admiré, envié, mais complètement grognon et insupportable.