Page:Musset - Œuvres complètes d’Alfred de Musset. Nouvelles et Contes II.djvu/88

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

sans se plaindre fort de mon importunité. Je remarquai, en entrant, une grosse bouteille pleine d’une espèce de colle faite avec de la farine et du blanc d’Espagne. Je demandai à ma femme ce qu’elle faisait de cette drogue ; elle me répondit que c’était un opiat pour des engelures qu’elle avait.

Cet opiat me sembla tant soit peu louche ; mais quelle défiance pouvait m’inspirer une personne si douce et si sage, qui s’était donnée à moi avec tant d’enthousiasme et une sincérité si parfaite ? J’ignorais d’abord que ma bien-aimée fût une femme de plume ; elle me l’avoua au bout de quelque temps, et elle alla même jusqu’à me montrer le manuscrit d’un roman où elle avait imité à la fois Walter Scott et Scarron. Je laisse à penser le plaisir que me causa une si aimable surprise. Non seulement je me voyais possesseur d’une beauté incomparable, mais j’acquérais encore la certitude que l’intelligence de ma compagne était digne en tout point de mon génie. Dès cet instant, nous travaillâmes ensemble. Tandis que je composais mes poëmes, elle barbouillait des rames de papier. Je lui récitais mes vers à haute voix, et cela ne la gênait nullement pour écrire pendant ce temps-là. Elle pondait ses romans avec une facilité presque égale à la mienne, choisissant toujours les sujets les plus dramatiques, des parricides, des rapts, des meurtres, et même jusqu’à des filouteries, ayant toujours soin, en passant, d’attaquer le gouvernement et de prêcher l’émancipation des merlettes.