Page:Musset - La Confession d’un enfant du siècle, 1840.djvu/105

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Cependant je revins un certain soir d’un bal avec le cœur si malade, que je sentis que c’était de l’amour. Je m’étais trouvé à souper auprès d’une femme, la plus charmante et la plus distinguée dont le souvenir me soit resté. Lorsque je fermai les yeux pour m’endormir, je la vis devant moi. Je me crus perdu ; je résolus aussitôt de ne plus la rencontrer, d’éviter tous les endroits où je savais qu’elle allait. Cette sorte de fièvre dura quinze jours, pendant lesquels je restai presque constamment étendu sur mon canapé, et me rappelant sans fin, malgré moi, jusqu’aux moindres mots que j’avais échangés avec elle.

Comme il n’y a pas d’endroit sous le ciel où on s’occupe de son voisin autant qu’à Paris, il ne se passa pas longtemps avant que les gens de ma connaissance, qui me rencontraient avec Desgenais, n’eussent déclaré que j’étais le plus grand libertin. J’admirai en cela l’esprit du monde ; autant j’avais passé pour niais et pour novice lors de ma rupture avec ma maîtresse, autant je passais maintenant pour insensible et endurci. On en venait à me dire qu’il était bien clair que je n’avais jamais aimé cette femme, que je me faisais sans doute un jeu de l’amour, ce qui était un grand éloge que l’on croyait m’adresser ; et le pire de l’affaire, c’est que j’étais gonflé d’une vanité si misérable que cela me charmait.

Ma prétention était de passer pour blasé, en même temps que j’étais plein de désirs et que mon imagination exaltée m’emportait hors de toutes limites. Je commençai à dire que je ne pouvais faire aucun cas des femmes ; ma tête s’épuisait en chimères que je disais préférer à la réalité. Enfin mon unique plaisir était de me dénaturer. Il suffisait qu’une pensée fût extraordinaire,