Page:Musset - La Confession d’un enfant du siècle, 1840.djvu/307

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nous souffrons trente ans sans murmurer, et nous croyons que nous luttons ; enfin la souffrance est la plus forte, nous envoyons une pincée de poudre dans le sanctuaire de l’intelligence, et il pousse une fleur sur notre tombeau. »

Comme j’achevais ces paroles, j’avais approché le couteau que je tenais de la poitrine de Brigitte. Je n’étais plus maître de moi, et je ne sais, dans mon délire, ce qui en serait arrivé ; je rejetai le drap pour découvrir le cœur, et j’aperçus entre les deux seins blancs un petit crucifix d’ébène.

Je reculai, frappé de crainte ; ma main s’ouvrit, et l’arme tomba. C’était la tante de Brigitte qui lui avait, au lit de mort, donné ce petit crucifix. Je ne me souvenais pourtant pas de le lui avoir jamais vu ; sans doute, au moment de partir, elle l’avait suspendu à son cou, comme une relique préservatrice des dangers du voyage. Je joignis les mains tout à coup et me sentis fléchir vers la terre. « Seigneur mon Dieu ! dis-je en tremblant, Seigneur mon Dieu, vous étiez là ! »

Que ceux qui ne croient pas au Christ, lisent cette page ; je n’y croyais pas non plus. Ni au collège, ni enfant, ni homme, je n’avais hanté les églises ; ma religion, si j’en avais une, n’avait ni rite ni symbole, et je ne croyais qu’à un Dieu sans forme, sans culte et sans révélation. Empoisonné dès l’adolescence de tous les écrits du dernier siècle, j’y avais sucé de bonne heure le lait stérile de l’impiété. L’orgueil humain, ce dieu de l’égoïste, fermait ma bouche à la prière, tandis que mon âme effrayée se réfugiait dans l’espoir du néant. J’étais comme ivre et insensé quand je vis le Christ sur le sein de Brigitte ; mais bien que n’y croyant pas moi-même, je reculai, sachant qu’elle y croyait. Ce ne fut pas une terreur