Page:Musset - La Confession d’un enfant du siècle, 1840.djvu/88

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heure, commençait à battre dans mes tempes avec une force dont je ne répondais plus.

« Moi dans la rue ! baigné de larmes ! au désespoir ! et pendant ce temps-là cette rencontre chez elle ! Quoi ! cette nuit même ! Raillé par elle ! elle railler ! Vraiment, Desgenais, vous ne rêvez pas ? Est-ce vrai ? est-ce possible ? Qu’en savez-vous ? »

Ainsi, parlant au hasard, je perdais la tête ; et pendant ce temps-là une colère insurmontable me dominait de plus en plus. Enfin je m’assis épuisé, les mains tremblantes.

« Mon ami, me dit Desgenais, ne prenez pas la chose au sérieux. Cette vie solitaire que vous menez depuis deux mois vous a fait beaucoup de mal ; je le vois, vous avez besoin de distractions. Venez ce soir souper avec nous et demain déjeuner à la campagne. »

Le ton dont il prononça ces paroles me fit plus de mal que tout le reste. Je sentis que je lui faisais pitié, et qu’il me traitait comme un enfant.

Immobile, assis à l’écart, je faisais de vains efforts pour prendre quelque empire sur moi-même. « Eh quoi ! pensais-je, trahi par cette femme, empoisonné de conseils horribles, n’ayant trouvé nulle part de refuge, ni dans le travail, ni dans la fatigue ; quand j’ai pour unique sauvegarde, à vingt ans, contre le désespoir et la corruption, une sainte et affreuse douleur, ô Dieu ! c’est cette douleur même, cette relique sacrée de ma souffrance qu’on vient me briser dans les mains ! Ce n’est plus à mon amour, c’est à mon désespoir qu’on insulte ! Railler ! elle railler quand je pleure ! » Cela me paraissait incroyable. Tous les souvenirs du passé me refluaient au cœur quand j’y pensais. Il me semblait voir se lever l’