Page:Musset - La Confession d’un enfant du siècle, 1840.djvu/89

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un après l’autre les spectres de nos nuits d’amour ; ils se penchaient sur un abîme sans fond, éternel, noir comme le néant ; et sur les profondeurs de l’abîme voltigeait un éclat de rire doux et moqueur : « Voilà ta récompense ! »

Si on m’avait appris seulement que le monde se moquait de moi, j’aurais répondu : « Tant pis pour lui », et ne m’en serais pas autrement fâché ; mais on m’apprenait en même temps que ma maîtresse n’était qu’une infâme. Ainsi, d’une part, le ridicule était public, avéré, constaté par deux témoins, qui, avant de raconter qu’ils m’avaient vu, ne pouvaient manquer de dire en quelle occasion. Le monde avait raison contre moi ; et d’une autre part, que pouvais-je lui répondre ? à quoi me rattacher ? en quoi me renfermer ? que faire, lorsque le centre de ma vie, mon cœur lui-même, était ruiné, tué, anéanti ! Que dis-je ? lorsque cette femme pour laquelle j’aurais tout bravé, le ridicule comme le blâme, pour laquelle j’aurais laissé une montagne de misères s’amonceler sur moi ; lorsque cette femme, que j’aimais, et qui en aimait un autre, et à qui je ne demandais pas de m’aimer, de qui je ne voulais rien que la permission de pleurer à sa porte, rien que de me laisser vouer loin d’elle ma jeunesse à son souvenir, et écrire son nom, son nom seul, sur le tombeau de mes espérances !… Ah ! lorsque j’y songeais, je me sentais mourir ; c’était cette femme qui me raillait. C’était elle qui, la première, me montrait au doigt, me signalait à cette foule oisive, à ce peuple vide et ennuyé qui s’en va ricanant autour de tout ce qui le méprise et l’oublie ; c’était elle, c’étaient ces lèvres, tant de fois collées sur les miennes ; c’était ce corps, cet être-là, cette âme de ma vie, ma chair et mon sang, c’était de là que sortait l’injure ; oui, la dernière de toutes,