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FRONTENAC

cris de bravos et salves d’applaudissements dont Messire Du Lude, tout le premier, donnait signal comme s’il se fût agi de commander, à la parade, le feu d’un salut royal.

Mais une crainte secrète lui gâtait son plaisir, le meilleur de la vie. Du Lude avait en effet remarqué que Madame de Frontenac souffrait d’une plaie d’argent, c’est-à-dire que ses finances, absolument délabrées, la réduisaient à un état voisin de la gêne. Or, rien ne paralyse l’intelligence, n’entrave l’esprit, ne tarit la verve et n’assèche l’imagination comme la misère. M. le duc eut grand’peur : cet enchantement, dont il s’était fait une habitude, menaçait de s’évanouir comme un écho, si la voix ravissante se taisait tout à coup. Obsédée par les soucis vulgaires, les inquiétudes poignantes et tyranniques du pain quotidien, cette intelligence d’élite s’affaisserait peut-être, ramenée violemment au terre à terre du pot-au-feu, comme un aigle à la chaîne, au plus bel instant de son essor. Rien qu’à songer à cela, le beau duc Du Lude se sentait mourir. Et il y avait lieu d’expirer, pour un artiste de cette marque. Ce gourmet qui demandait aux plus beaux fruits toute leur saveur, ce sybarite qui réclamait des fleurs les plus rares tous leurs parfums, était encore le dilettante exquis exigeant des artistes et des lettrés toute la somme et toute la mesure de leurs talents. Ce maestro raffiné voulait, comme les musiciens au goût difficile, que le virtuose donnât toute la valeur de son instrument favori, plus sympathique et plus harmonieux qu’un chant de violoncelle : la conversation. Or, Madame de Frontenac apportait à l’exercice de cet art suprême, une suprême grâce. Il fallait donc, à tout prix, conserver à un art, aujourd’hui perdu, une incomparable interprète.

Et voilà pourquoi de grands seigneurs, comme le duc Du Lude, s’épuisaient en largesses, donnaient un appartement, une rente viagère, des pensions, les bénéfices de leur influence politique ou sociale à des amis pauvres, mais bien doués, dans la double intention de leur être agréables et de se rassurer eux-mêmes sur la certitude et la durée de leurs petits bonheurs intellectuels. Bref, ils