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FRONTENAC

vivant que jamais. Ce muet pour l’éternité parlait encore cependant et d’une voix inévitable, comme un cri du remords, à la conscience de cette épouse et de cette mère. Chacune des clauses du testament ne lui disait-elle pas avec une irrésistible éloquence : Pense à moi, je t’aime toujours ? Et l’implacable veuve[1] aurait eu le triste courage de leur répondre par l’abominable mot que l’on sait ? L’événement en est moralement impossible. Prendre l’argent et refuser le cœur ! mais cette conduite monstrueuse, d’un odieux absolument révoltant, eût déshonoré sans retour Madame de Frontenac devant l’histoire. Cette âpreté au gain et cette âpreté de rancune sont deux sentiments incompatibles qui se rencontrent rarement dans une âme. Loin de s’y confondre, ils s’y repoussent ; à moins que cette âme, perverse comme le cœur qu’elle habite, ne soit elle-même, et de son propre fond, et scélérate et vile : ce que Madame de Frontenac ne fut jamais.

Importerait-il de connaître les auteurs de l’injurieuse légende entée sur le fait historique que nous venons d’étudier ? Je ne le crois pas. À quoi bon s’épuiser, pour les découvrir, en fastidieuses recherches aussi pénibles qu’inutiles ? Étant donné l’empoisonnement d’un puits où tout le communal va boire, l’urgence première est de fermer le puits ; ce n’est pas le châtiment des coupables qui presse, mais l’antidote et le préservatif. Tout ce qu’il importe de retenir est ceci : l’aventure du Père récollet

  1. Monsieur le juge Routhier, dans Québec et Lévis à l’aurore du XXe siècle, page 162, écrit à son sujet :
    « Les Récollets crurent toucher son cœur en lui envoyant le cœur de son mari dans un petit coffret de plomb. Mais l’orgueilleuse comtesse le refusa en disant qu’elle n’avait nul besoin d’un cœur mort qui, vivant, ne lui avait pas appartenu ! »
    Franchement, on ne pouvait commettre une pire confusion de personnages. C’est, en effet, prendre le domestique pour le maître que donner au Père Joseph Denis de la Ronde l’initiative dans une démarche où il ne joue qu’un rôle de messager. Ce ne sont pas les Récollets qui ont eu la pensée charitable d’apaiser Madame de Frontenac — si tant est qu’elle fût en colère — en lui apportant le cœur de son mari, mais Frontenac lui-même.