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528 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

le cachet officiel qui lui est imposé, c'est l'intrigue. Il n'y a pas en Angleterre, comme chez nous, de division bien nette entre le grand public et the happy few, cet " heureux petit nombre '* qui a rendu possibles des romans sans intrigue comme ceux de Jean de Tinan ou comme la Mère et r Enfant, et des romans tout en conscience comme VImmoraliste. En Angleterre le roman est obligé de s'adresser à la fois à ce que Jules Laforgue appelle la discrète élite et au " gênerai reader ". De là l'influence sociale de H. G. Wells. Et c'est ainsi que chez Dickens paraît, quelquefois, sous les beaux tissus brillants de la fantaisie, la vieille carcasse rouillée de l'intrigue. Ni Kipling ni Conrad n'ont cherché à se soustraire à cette loi, ou à la tourner. L'in- trigue du second roman de Joseph Conrad, The outcast of the islands, est l'intrigue de Lakmé. Mais encore une fois, que nous fait l'intrigue ? du moment que ce n'est pas d'elle que l'écrivain tire la substance et les effets de son roman ; du moment qu'il la nourrit, au contraire, avec les richesses de son expérience et de sa fantaisie ; du moment qu'elle n'est pour lui qu'un moyen.

C'est le cas de Chance (en français : Le Hasard). Un beau livre attrayant et pourtant de couleur austère, avec la note profondément tragique qui domine secrètement tout ce qu'écrit Conrad. On le compare souvent à Kipling. Il a en effet, comme Kipling, l'amour et l'intelligence de tout ce qui passe et vit sur les grandes routes du monde moderne : la mer, et les grandes villes de marchés et d'échanges, et les postes avancés de la civilisation ; l'homme d'aujourd'hui aux prises avec la nature vierge ; les pays en formation ; l'élément révolutionnaire et cosmopolite des grandes villes ; les contrastes entre la vie de la mer et la vie de la terre ferme. Tous deux, Kipling et Conrad, ont écrit quelques chants de l'épopée moderne. Mais il y a deSj connaisseurs qui préfèrent Conrad à Kipling, et leur préférence^ ne peut s'expliquer que par cette note tragique, inquiétante, cej sens particulier de la fatalité, qui n'est que chez Conrad, et qui.

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