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A LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU 943

la colonne lumineuse qui précédait les Hébreux dans le désert. Je me recouchais ; obligé de goûter, sans bouger, par l'imagination seulement, et tous à la fois, les plaisirs du jeu, du bain, de la promenade, auxquels la matinée invitait, la joie faisait battre bruyamment mon cœur comme une machine en pleine action mais immobile et qui est obligée de décharger sa vitesse sur place en tour- nant sur elle-même. Parfois c'était l'heure de la pleine mer. J'entendais du haut de mon belvédère le bruit du flot qui déferlait doucement, ponctué par les appels des baigneurs, des marchands de journaux, des enfants qui jouaient, comme par des cris d'oiseaux de mer. Soudain à dix heures le concert symphonique éclatait sous mes fenê- tres. Entre les intervalles des instruments reprenait coulé et continu, le glissement de l'eau d'une vague qui semblait envelopper les traits du violon dans ses volutes de cristal et faire jaillir son écume au-dessus des échos intermittents d'une musique sous-marine. Puis dans la brèche de silence qui s'échancrait un instant, entre les arches successives des petites vagues aux rinceaux d'azur, la musique s'élevait de nouveau, comme les anges luthiers au portail écumant et bleu de la cathédrale italienne. Pour voir si Françoise ne venait pas défaire les rideaux et m'apporter mes affaires, — car l'heure du déjeûner approchait, — je courais jusqu'à la chambre de ma grand'mère. Elle ne donnait pas directe- ment sur la plage comme la mienne mais prenait jour de trois côtés différents : sur un coin de la digue, sur la cam- pagne, et sur une courette aux quatre murs d'une blan- cheur mauresque, au dessus desquels, et enfermé dans leur carré, on voyait le ciel aux flots moelleux, glissants et superposés, comme une piscine située sur une terrasse.

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